Article Actuel RH du 16 décembre 2016 Laurie Mahé Desportes

Au 1er janvier 2017, les entreprises de plus de 50 salariés devront négocier sur la mise en œuvre du droit à la déconnexion. Mais ce droit ne doit-il bénéficier au salarié qu’en dehors du temps de travail ? Pour Déborah David et Patrick Thiébart, avocats associés du cabinet Jeantet, la réponse est non. Pour eux, la question de la « surconnexion » se pose aussi au travail.

« La transition numérique est ambivalente », selon Déborah David, avocate associée au sein du cabinet Jeantet ; « d’un côté elle améliore la performance et la productivité, facilite le partage d’information et abolit les distances géographiques, de l’autre elle crée chez les salariés un sentiment d’urgence, d’isolement physique et d’intrusion dans la vie professionnelle ».

Face à cette problématique, la loi Travail fait office de pionnière dans le monde en créant un droit légal à la déconnexion, applicable au 1er janvier 2017. Pour les salariés en forfait-jours d’abord (article L. 3121-64 du code du travail dans sa rédaction applicable au 1er janvier 2017), mais également dans toutes les entreprises de plus de 50 salariés qui devront engager des négociations sur les modalités d’exercice du droit à la déconnexion lors de la négociation annuelle sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et la qualité de vie au travail (article L. 2242-8 du code du travail dans sa rédaction applicable au 1er janvier 2017). Rappelons-le : il n’y a pas d’obligation de parvenir effectivement à un accord ; à défaut, les entreprises auront un plan bis : passer par la voie unilatérale, via une charte soumise à l’avis des représentants du personnel. Mais à défaut de charte, il n’y aura pas de sanction. Cependant, les répercussions juridiques peuvent être très sérieuses pour les employeurs négligeant le droit à la déconnexion : l’article L. 4121-1 du code du travail soumet l’employeur à une obligation de sécurité de résultat, les juges n’hésitant pas à sanctionner pour ce motif.

Interdire l’accès aux messageries ? Impensable pour certaines entreprises

Reste à savoir quelles règles prévoir dans les accords collectifs et chartes ? La loi est imprécise sur les modalités de mise en œuvre du droit à la déconnexion, que ce soit par accord collectif ou par le biais de la charte établie par l’employeur. « Cela nous paraît être une bonne chose », affirme Déborah David, « car il y a autant de pratiques liées à l’information qu’il y a d’entreprises et d’individus. Cette souplesse permet à chaque entreprise d’adopter une solution sur-mesure ».

Les quelques exemples français et internationaux de chartes ou d’accords relatifs au droit à la déconnexion se bornent souvent à prévoir des dispositifs rigides : fermeture des serveurs en dehors des horaires de travail collectifs, extinction des locaux, voir suppression automatique des emails reçus hors temps de travail… Mais ces solutions sont loin d’être idéales selon Patrick Thiébart, avocat associé au sein du cabinet Jeantet. « Ce type de politique parait totalement impensable pour les entreprises travaillant en continu ou à l’international ». En plus d’être peu adaptées, ces solutions contournent le problème. « Pourquoi pénaliser tous les services et déresponsabiliser tous les salariés, alors que souvent seuls certains départements sont concernés ? » demande Patrick Thiébart. « Il faut aller à la source du problème, et identifier les départements en tension communicationnelle. Souvent, ceux qui envoient le plus d’emails sont ceux qui communiquent le moins ».

Une utilisation apaisée des outils de communication : stop à « l’emailing compulsif »!

Selon Déborah David et Patrick Thiébart, les emails doivent être « désacralisés », en encourageant d’autres modes de communication. Il faudrait alors former et sensibiliser les « emailers compulsifs » qui contribuent à l’afflux de mails sur les messageries des salariés. « Il ne s’agit que de respecter le texte de l’article L. 4121-1 du code du travail concernant l’obligation de résultat », rappelle Patrick Thiébart,  » puisque l’employeur est tenu d’élaborer des actions de prévention, d’information et de formation concernant les risques professionnels ».

Pour Patrick Thiébart, « il faut donner du sens au travail en sachant se ménager des plages de déconnexion, notamment durant les réunions » (comme l’a notamment fait Orange dans son accord du 27 septembre 2016). « Limiter ou décocher l’option « répondre à tous » lorsque l’on envoie un email est également un bon moyen de limiter la surcharge des boîtes mails ». Ces mesures contribueraient ainsi à créer une prise de conscience pour changer les habitudes dans l’entreprise.

En allant plus loin pour remédier au problème de la « surconnexion » des salariés, les deux avocats prêchent pour un rappel des règles de savoir-vivre, comme ne pas utiliser son smartphone lors d’un déjeuner professionnel ou utiliser des formules de politesses lors de l’envoi d’emails, même très courts.

« Aujourd’hui, l’utilisation accrue des outils informatiques fait oublier les règles de politesse. Le rappel de ces règles permettrait d’apaiser les relations au travail » souligne Déborah David.

Un bon exemple : extrait de la charte Solvay de février 2016 : « il est important de rappeler à chacun les bonnes pratiques dans l’usage de la messagerie électronique afin de concourir à une plus grande efficacité au travail et au respect de l’équilibre des temps de vie. Ne pas se laisser déborder par le caractère instantané et impersonnel de la messagerie, mais au contraire : gérer ses priorités. Se fixer des plages horaires pour répondre. Se déconnecter pour pouvoir consacrer la réflexion nécessaire au sujet de fond. »

Une coopération entre RH et services techniques

Les deux avocats recommandent la création de comités ad hoc rassemblant responsables des ressources humaines et directeurs des systèmes d’information (DSI). « C’est la meilleure chose à faire », affirme Patrick Thiébart, « les informaticiens sauront, par exemple, prêter leur aide à leurs collègues des RH pour mettre en place des pop-up rappelant qu’au-delà d’une certaine heure, l’envoi de courriels peut attendre le lendemain. Et pour certains services, les responsables des services d’information pourraient se voir demander un bilan volumétrique régulier des courriels échangés en dehors des horaires de travail ». Pour Déborah David, « ce bilan pourrait être mis en place par département, et même intégré au bilan social annuel ».

Aux managers de donner l’exemple

Une fois couchés sur le papier, accords collectifs et chartes ne doivent pas rester lettres mortes. « Il faut mobiliser les managers de proximité pour diffuser les bonnes pratiques dans l’entreprise, et surtout donner l’exemple » soutient Patrick Thiébart. En pratique, les managers devraient donc soupeser la charge de travail donnée aux salariés, en tenant compte du temps qu’impliquent la lecture, le tri, la réponse aux mails ou l’alimentation d’un réseau social. « Une pyramide vertueuse doit se mettre en place dans les entreprises », poursuit Déborah David, « il peut être judicieux de donner des objectifs aux managers concernant la transmission de ces bonnes pratiques, via leurs fiches d’évaluation annuelle ».