Ceux qui l’ont vécu nous racontent le mouvement emblématique de 1995 qui a fait capituler Alain Juppé, le Premier ministre de l’époque. Mais plus de 27 ans plus tard, la situation n’est pas tout à fait la même.

L’annonce, le 15 novembre 1995, de la réforme du financement de la Sécurité sociale et des retraites a mis le « feu aux poudres » et jeté des milliers de manifestants dans la rue, parmi lesquels de nombreux jeunes

C’est, après 1968, la grande grève encore dans tous les esprits. Une France à l’arrêt pendant trois semaines et un gouvernement qui recule sur une réforme des retraites.

Mais le mouvement de 2023, entré dans une phase décisive depuis ce mardi 7 mars, ressemble-t-il tant que ça à celui de 1995 ? Aujourd’hui, la réforme des retraites proposée par le gouvernement Borne ne vient pas de nulle part. Durant son premier quinquennat, Emmanuel Macron a tenté d’imposer un système universel par points avant d’opter dans son programme présidentiel pour un décalage de l’âge légal de départ de 62 à 65 ans.

À l’inverse, à l’automne 1995, Jacques Chirac, élu sur le thème de la fracture sociale six mois plus tôt, surprend tout le monde avec l’annonce, le 15 novembre, du plan Juppé : au programme, réforme du financement de la Sécurité sociale et réforme des retraites avec recul de l’âge de la retraite des fonctionnaires, comme le privé deux ans plus tôt.

« Ça a mis le feu aux poudres, se rappelle Jean-Claude Mailly, alors assistant de Marc Blondel, secrétaire général de FO. Ils n’avaient prévenu personne. Deux ou trois jours avant, nous avions eu un contact à Matignon et on ne nous avait rien dit. » Et d’ajouter, 27 ans après : « Cet électrochoc a renforcé la mobilisation ».

D’autant plus qu’en parallèle du plan Juppé est annoncé le contrat de plan entre l’État et la SNCF prévoyant une sévère cure d’amaigrissement du secteur ferroviaire, aussi bien sur l’étendue du réseau qu’en termes d’effectifs. De quoi, pour les syndicats, mettre la mobilisation sur les bons rails. « Les discussions duraient depuis septembre et les remontées de terrain montraient qu’il y avait la volonté d’en découdre », précise Bruno Dalberto, secrétaire général CFDT Cheminots.

Pas d’unité syndicale

Le soir même, à la télévision, la grève est lancée par Louis Viannet de la CGT qui affirme qu’il rejoindra son frère ennemi Marc Blondel de FO dans les cortèges. L’alliance, inédite, sera immortalisée par une poignée de mains – « très préparée », se souvient Jean-Claude Mailly – lors du cortège parisien du 28 novembre. Mais au niveau national à l’époque, point d’intersyndicale. Nicole Notat et la CFDT font cavaliers seuls, soutenant notamment la réforme de la Sécurité sociale, se coupant ainsi de certaines fédérations engagées contre le plan Juppé, notamment la section cheminots. L’union se construit alors plutôt par la base. « Le mouvement est monté très vite en pression, beaucoup plus rapidement qu’aujourd’hui », se souvient Thierry Faivre, alors âgé de 35 ans et travaillant dans un grand office HLM de Provence-Alpes-Côte d’Azur. Et ce cadre de la CAF des Bouches-du-Rhône, aujourd’hui secrétaire national de la branche famille FO Cadres des organismes sociaux, de faire la comparaison avec 2023 : « Le mouvement est beaucoup plus structuré, on a eu le temps de s’organiser, de se préparer ». « Les journées de mobilisation depuis début janvier ont fait monter la température, précise Bruno Dalberto. Les gens sont sensibilisés et l’addition de ces journées-là peut contribuer à un mouvement qui sera peut-être très fort. »

Le gouvernement inflexible et l’opinion publique au soutien des grévistes

À l’époque, malgré la mobilisation éclair, Alain Juppé ne saisit pas tout de suite la tournure que prennent les événements. « Si deux millions de personnes descendent dans la rue, mon gouvernement n’y survivra pas, déclare le Premier ministre dans Sud-Ouest au lendemain de la présentation de son plan. Mais je ne crois pas à cette hypothèse. »

Le pays, et particulièrement la région Ile-de-France, est pourtant rapidement à l’arrêt : réseau de transports publics paralysés, routes embouteillées… Un mouvement essentiellement porté par le secteur public (cheminots, postiers, gaziers…), beaucoup plus fort à l’époque. Mais il rencontre, comme aujourd’hui, un fort soutien populaire. « C’était la grève par procuration, les professions avec un statut portaient les revendications de tous les salariés » décrypte Bruno Dalberto, qui adhérera ensuite à la CGT.

« Les gens ne faisaient pas grève mais soutenaient la grève », complète Jean-Claude Mailly, secrétaire général FO de 2004 à 2018, qui se souvient du système D : « Les gens marchaient, faisaient du covoiturage… » Un monde sans Internet, sans télétravail, sans téléphone portable… Alain Juppé, qui promettait d’être « droit dans ses bottes », devra tout de même reculer après 3 semaines de blocage et le défi, relevé par les manifestants, de 2 millions de personnes dans les rues.

Le blocage, seule issue pour être entendu ?

Les opposants à la réforme 2023 des retraites peuvent-ils espérer le même recul ? « Le quinquennat complique les choses, analyse Jean-Claude Mailly. C’est le président qui a lancé la réforme et c’est lui qui devrait l’arrêter. Ce qui apparaîtrait comme un échec du chef de l’État n’apparaissait pas comme ça en 1995 ».

Surtout, comme à l’époque, beaucoup parmi les manifestants considèrent que l’exécutif n’abandonnera qu’avec un blocage de l’économie. « Il y a une colère accumulée depuis des années et la manifestation de mardi est sans doute l’un des plus grosses que j’aie faites de ma vie », explique Sébastien Baroux, postier à Gennevilliers et militant Sud PTT. Avant de regretter : « Les seules journées d’action ne suffisent pas, l’arrêt du pays ne se fera que par la grève reconductible comme en 1968 et en 1995, et nous n’en sommes pas encore là. »

D’autant plus que le mouvement social doit composer en 2023 avec une inflation à 6,2 % sur un an, contre à peine plus de 1 % il y a 27 ans. Ce qui peut freiner la mobilisation de bon nombre de Français dans la durée.

Quoi qu’il en soit, Jean-Claude Mailly, qui pointe à la fois un problème de calendrier, de méthode – « on consulte les syndicats et on négocie avec les Républicains » – et de contenu, craint que le gouvernement reste sourd à la colère des Français. Et de se rappeler les précédents de 2010 ou 2016. « Emmanuel Macron ne pourra pas se représenter après deux mandats mais il y aura un effet boomerang et ça créera un très mauvais climat. »