Un réveil tardif face à une réalité alarmante : les femmes paient un tribut croissant à la souffrance professionnelle

Les statistiques parlent d’elles-mêmes et dressent un constat accablant. Alors que les accidents du travail diminuent globalement chez les hommes depuis 2001, ils explosent chez les femmes avec une hausse de 42 % sur la même période. Plus troublant encore : la souffrance psychique liée au travail frappe désormais deux fois plus les femmes que les hommes – 6 % contre 3 % selon Santé publique France. Derrière ces chiffres se cache une réalité que les entreprises françaises ont trop longtemps négligée : les femmes et les hommes ne vivent pas les mêmes réalités professionnelles, ne sont pas exposés aux mêmes risques, et ne subissent pas les mêmes impacts sur leur santé.

Face à cette urgence sanitaire, l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) vient de publier un guide méthodologique sans précédent : « DUERP : réaliser une évaluation différenciée des risques professionnels pour les femmes et les hommes ». Un outil qui bouleverse les pratiques traditionnelles de prévention en entreprise et répond enfin à une obligation légale méconnue depuis 2014.

Quand l’invisibilité devient pathogène : comprendre les mécanismes de l’inégalité face aux risques

Des expositions que tout oppose

L’analyse révèle une ségrégation professionnelle tenace qui concentre les femmes dans douze familles professionnelles spécifiques, souvent dévalorisées financièrement et socialement. Les métiers du soin, du service, du commerce et de l’administration – secteurs à prédominance féminine – cumulent une triple pénalité : leurs risques professionnels sont sous-évalués, moins visibles et font l’objet de mesures de prévention insuffisantes.

Cette invisibilisation des risques « féminins » contraste brutalement avec la sur-médiatisation des risques dans les secteurs masculins traditionnels. Quand un ouvrier du BTP manipule des charges lourdes, le risque est immédiatement identifiable. Quand une aide-soignante soulève quotidiennement des patients dans des postures contraignantes, ou qu’une caissière répète les mêmes gestes durant huit heures, la pénibilité reste dans l’angle mort.

Des impacts différenciés qui creusent les inégalités de santé

Les données épidémiologiques révèlent des disparités saisissantes. Les troubles musculo-squelettiques touchent 60 % des femmes contre 51 % des hommes, avec des ouvrières quatre fois plus exposées que leurs collègues masculins. Dans les secteurs féminisés de l’industrie agro-alimentaire, de la grande distribution et des services à la personne, les taux d’exposition explosent littéralement.

Plus préoccupant encore : l’épuisement professionnel se conjugue désormais au féminin. Les professionnelles de santé, surreprésentées dans ces métiers, subissent des taux de burnout nettement supérieurs à leurs homologues masculins, victimes d’une charge mentale décuplée par la conciliation vie professionnelle-vie privée.

Un cadre légal méconnu mais contraignant : l’obligation d’évaluation différenciée depuis 2014

Depuis la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, le Code du travail impose une révolution silencieuse : l’article L4121-3 stipule que « l’évaluation des risques tient compte de l’impact différencié de l’exposition au risque en fonction du sexe ». Une obligation légale que les entreprises peinent à mettre en œuvre, par méconnaissance, par crainte de discrimination, ou par absence d’outils méthodologiques adaptés.

Cette obligation transforme le Document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP) en véritable levier d’égalité. Différencier n’est pas discriminer, rappelle l’Anact : c’est au contraire adapter la prévention à la réalité du travail pour protéger efficacement chaque salarié.

Le guide de l’Anact : une méthodologie révolutionnaire pour une prévention inclusive

Une approche structurée en trois volets

Le guide méthodologique de l’Anact propose une démarche pragmatique articulée autour de trois composantes essentielles :

  • Un état des lieux documentéqui compile les connaissances sur la santé des femmes au travail et les écarts de genre, fournissant les arguments scientifiques pour justifier l’enrichissement des pratiques d’évaluation.
  • Une méthode opérationnelle en cinq phasesqui détaille comment intégrer l’approche différenciée à chaque étape de l’évaluation des risques, de l’identification à la mise en œuvre des actions de prévention.
  • Sept fiches pratiques thématiquesqui proposent des repères concrets par famille de contraintes ou de risques pour identifier les écarts possibles entre femmes et hommes sur le terrain.

Des outils concrets pour transformer les pratiques RH

Cette méthodologie révolutionne l’approche traditionnelle des ressources humaines en matière de prévention. Elle invite les entreprises à questionner leurs évidences : pourquoi les équipements de protection individuelle sont-ils systématiquement conçus selon des standards masculins ? Comment adapter les postes de travail aux morphologies féminines ? Quels aménagements prévoir pendant la grossesse et l’allaitement ?

Le guide propose également d’intégrer les violences sexistes et sexuelles au travail dans l’évaluation des risques, reconnaissant enfin ces agressions comme de véritables risques professionnels nécessitant des mesures de prévention spécifiques.

Une transformation nécessaire des pratiques managériales

Vers une culture de prévention inclusive

L’enjeu dépasse largement la simple conformité réglementaire. Il s’agit de faire évoluer la culture d’entreprise vers une approche inclusive de la prévention, où la diversité des situations de travail devient un atout plutôt qu’une contrainte. Les directions des ressources humaines doivent désormais intégrer cette dimension genrée dans leurs politiques de recrutement, de formation et d’évolution professionnelle.

Cette approche différenciée permet d’identifier des leviers d’action insoupçonnés : réorganisation du temps de travail, adaptation des espaces, formation ciblée des managers, révision des processus d’évaluation des performances. Autant de mesures qui bénéficient in fine à l’ensemble des salariés.

Un investissement rentable pour l’entreprise

Au-delà de l’impératif éthique, l’évaluation différenciée des risques représente un investissement économiquement rationnel. La réduction de l’absentéisme, la diminution des accidents du travail, l’amélioration du climat social et la valorisation de la marque employeur constituent autant de retours sur investissement tangibles pour les entreprises qui s’engagent dans cette démarche.

L’urgence d’une mobilisation collective

Les chiffres sont là, les outils existent, le cadre légal est posé. Il ne manque plus que la volonté politique des dirigeants d’entreprise pour transformer cette révolution silencieuse en mouvement d’ampleur. Car derrière les statistiques se cachent des femmes et des hommes qui méritent tous de travailler dans des conditions préservant leur santé et leur dignité.

L’évolution préoccupante de la sinistralité féminine au travail – accidents en hausse de 42 %, maladies professionnelles progressant deux fois plus vite que chez les hommes – ne peut plus être ignorée. Elle appelle une réponse à la hauteur de l’enjeu : faire de l’égalité professionnelle un levier de performance collective et de progrès social.

Le guide de l’Anact n’est pas qu’un outil méthodologique supplémentaire. C’est un manifeste pour une prévention qui ne laisse personne sur le bord du chemin, un plaidoyer pour une approche du travail qui réconcilie enfin efficacité économique et justice sociale. À chaque dirigeant, à chaque DRH, à chaque préventeur de s’en saisir pour faire de cette obligation légale une opportunité de transformation positive de leur organisation.

Source : Guide « DUERP : réaliser une évaluation différenciée des risques professionnels pour les femmes et les hommes », Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact), septembre 2025.