Les données parlent d’elles-mêmes : en Europe, l’écart d’espérance de vie peut atteindre huit années entre la Bulgarie et l’Espagne, tandis qu’une personne peu diplômée a deux fois plus de risques de déclarer une mauvaise santé qu’une personne hautement qualifiée. Ces chiffres, issus du nouveau rapport EuroHealthNet-CHAIN de septembre 2025, révèlent l’ampleur persistante des inégalités sociales de santé en Europe et interrogent sur la capacité de la France à adopter une approche véritablement systémique.
Un constat européen alarmant malgré des progrès globaux
Le rapport « Inégalités sociales de santé dans l’UE » dresse un tableau contrasté de l’Europe sanitaire sur la décennie 2014-2024. Si les Européens vivent plus longtemps que jamais avec une espérance de vie moyenne de 81 ans, une personne sur trois déclare encore une santé médiocre ou très mauvaise. Plus préoccupant encore, les écarts entre groupes sociaux persistent, voire se creusent dans certains pays, les déterminants sociaux expliquant 90% des différences de santé, bien au-delà des seuls soins médicaux.
Parmi les 17 pays analysés, seules la Pologne et la Slovénie présentent une dynamique positive avec une amélioration simultanée de la santé globale et une réduction des inégalités. La France se situe dans un groupe intermédiaire aux côtés de l’Allemagne, de la Belgique et de l’Autriche : si la santé s’est stabilisée ou légèrement améliorée, les inégalités entre groupes sociaux se sont accentuées, particulièrement selon les niveaux d’éducation et de profession.
L’approche systémique : une ambition française encore inaboutie
Face à ces défis, la question de l’intégration de l’approche systémique dans les politiques publiques françaises devient cruciale. La France a formalisé le principe de « santé dans toutes les politiques » dans sa Stratégie nationale de santé 2023-2033, reconnaissant que « la santé est influencée par de nombreux facteurs et que l’ensemble des politiques publiques doivent tenir compte de leurs impacts sur la santé et le bien-être ».
Cette approche transversale, définie comme « une approche intersectorielle qui prend systématiquement en compte l’impact sur la santé et sur le système de santé des décisions prises dans d’autres secteurs de la politique publique », se concrétise par plusieurs initiatives : création du Comité interministériel pour la santé en 2014, développement de plans nationaux intégrant plusieurs ministères comme le Plan National Santé Environnement (PNSE) ou encore la mise en place de Contrats Locaux de Santé.
Cependant, malgré cette ambition affichée, l’absence d’obligation réglementaire limite sa mise en œuvre systématique. Le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) souligne d’ailleurs la nécessité de « rendre réellement opérationnel le concept de Health in All Policies », témoignant des difficultés pratiques rencontrées.
Justice sociale et accès aux droits : les failles du système français
L’examen de la justice sociale dans l’accès aux soins révèle des défaillances structurelles majeures. En France, l’espérance de vie des hommes les plus riches est supérieure de près de 13 ans à celle des hommes les plus pauvres, un écart qui illustre la persistance des inégalités sociales de santé malgré un système de protection sociale développé.
Le renoncement aux soins pour des raisons socioéconomiques reste trop élevé : en 2014, une personne sur quatre déclarait avoir renoncé à au moins un soin dans l’année pour des raisons financières. Cette situation s’aggrave avec les inégalités territoriales d’accès aux soins qui « s’aggravent » selon les données officielles, créant une double peine pour les populations défavorisées résidant dans les territoires sous-dotés.
L’approche française reste encore trop centrée sur une logique curative plutôt que préventive. Comme le souligne François Beck, « le système de santé français est dominé par le paradigme curatif », limitant l’efficacité des politiques de réduction des inégalités qui nécessitent une action sur l’ensemble des déterminants sociaux de santé.
Curatif versus préventif : un virage inachevé
La distinction entre approches curative et préventive est fondamentale pour comprendre les limites du système français. Malgré le changement symbolique du nom du ministère en « ministère de la Santé et de la Prévention » depuis juillet 2022, « le manque d’opérabilité, de coordination et d’objectifs communs entre ministères rend difficile l’application des actions de prévention ».
Cette situation contraste avec les recommandations du HCSP qui préconise « une politique systémique de prévention agissant sur les principaux déterminants de la santé selon une approche populationnelle ». La prévention ne représente encore qu’une part marginale des dépenses de santé, nécessitant « une réorientation des financements » pour devenir véritablement effective.
L’exemple de la vaccination contre le papillomavirus illustre ce retard : fin 2021, moins de 46% des jeunes filles de 15 ans et à peine 6% des garçons du même âge avaient reçu au moins une dose du vaccin, témoignant d’une approche préventive encore insuffisamment développée.
Des exemples européens inspirants
Plusieurs pays européens montrent la voie d’une approche plus systémique. La Finlande a adopté un plan « Économie du bien-être » visant à aligner toutes les politiques publiques sur la santé, plaçant « les personnes et leur bien-être au centre des politiques et de la prise de décision ». Cette approche reconnaît « l’interdépendance des systèmes économiques, sociaux et écologiques » et encourage des décisions politiques qui renforcent ces dimensions sans les opposer.
La Pologne a réduit les inégalités grâce à une taxe sur les boissons sucrées entrée en vigueur en 2021. Cette mesure, taxant les boissons à hauteur de 0,5 zloty par litre, a entraîné une hausse des prix de 4 à 25% et une baisse de 14% du volume des ventes, bénéficiant particulièrement aux populations modestes plus sensibles aux variations de prix.
L’Espagne utilise un « checklist équité » pour évaluer l’impact social des stratégies de santé. Cette « Estrategia nacional de equidad en salud » comprend 27 recommandations principales et 166 spécifiques, avec une méthodologie structurée permettant d’intégrer systématiquement la perspective d’équité dans les programmes de santé.
Les défis français : vers une transformation nécessaire
Pour la France, l’enjeu est désormais de traduire ces ambitions théoriques en réalisations concrètes. Cela nécessite trois transformations majeures : d’abord, une « réorientation des financements avec une augmentation des budgets consacrés à la prévention » ; ensuite, une « refonte des politiques de santé publique pour inclure systématiquement des objectifs préventifs mesurables » ; enfin, une « mobilisation de tous les acteurs de la santé pour promouvoir une véritable culture de la prévention ».
L’approche systémique suppose également de dépasser la logique sectorielle qui caractérise encore trop souvent l’action publique française. Comme le note la Commission nationale consultative des droits de l’homme, « le traitement transversal et systémique des inégalités sociales de santé nécessite des politiques publiques impulsées au plus haut niveau, impactant tous les ministères concernés ».
Le rapport EuroHealthNet-CHAIN nous rappelle que « les inégalités sociales de santé ne constituent pas seulement un défi ; elles constituent un appel à l’action ». Pour la France, répondre à cet appel exige de passer des déclarations d’intention à une transformation profonde de ses politiques publiques, plaçant enfin la justice sociale et l’approche systémique au cœur de son action sanitaire. Comme l’affirme le professeur Sir Michael Marmot : « La santé n’est pas qu’une question de médecine, mais de justice sociale. »