L’intelligence émotionnelle, atout managérial ou leurre pour masquer ses plaies ?
La scène s’est répétée dans mille séminaires de direction cette année : un consultant en costume gris projette sur écran une courbe décroissante. « Savez-vous ce que vous perdez en réprimant vos émotions ? » demande-t-il avec le sourire complice de celui qui détient une vérité universelle. Dans la salle, les cadres français, formés à l’école de l’émotion neutralisée, échangent des regards perplexes. L’émotion était autrefois l’ennemi de la raison. La voilà devenue son alliée stratégique.
Ce renversement de paradigme ne s’est pas opéré par hasard. Il révèle bien davantage qu’une simple évolution des modes managériales : il expose les fissures d’un système qui a misé, pendant soixante ans, sur l’annihilation du sujet au profit d’une productivité abstraite. Aujourd’hui que le modèle taylorien s’effondre, que les talents s’échappent et que le stress caractérise les lieux de travail, les organisations découvrent soudainement que les émotions ne sont pas des défaillances à éradiquer mais des informations à interpréter.
La culpabilité productive, un modèle trop français.
Depuis l’après-guerre, le manager français idéal incarnait une figure paradoxale : celle du décideur impassible. Héritier de la tradition cartésienne et de la méritocratie républicaine, il était censé arbitrer par la raison, commander sans passion, innover sans enthousiasme bruyant. Les émotions, ça ne se montrait pas. Les peurs, ça se taisait. La frustration d’équipe, ça se réglait par une augmentation de cadence, pas par une écoute. Le modèle produisit des générations de cadres blindés, pour qui exprimer un doute était une faiblesse, reconnaître une erreur une dérogation à l’ordre hiérarchique.
Or ce système avait un secret inavouable : il fonctionnait par culpabilité productive. L’employé qui ne trouvait pas sa source de motivation à l’intérieur du système devait la puiser en lui-même—en travaillant plus dur, en acceptant l’inacceptable, en convertissant son anxiété en surproductivité. Le coût humain de ce modèle était massif mais externalisé : burn-out croissants, dépressions massives, turnover chez les cadres, suicide au travail. Les statistiques de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) l’ont documenté : la France affiche année après année une des plus hautes prévalences de stress professionnel en Europe.
Puis vint une mutation silencieuse. D’abord, les sciences cognitives et la neurobiologie ont pulvérisé le mythe du décideur purement rationnel. Les travaux de Daniel Kahneman sur les biais cognitifs, ceux d’António Damasio sur le rôle des émotions dans la raison pratique, ont établi une vérité incontournable : l’émotion n’est pas l’opposé de la raison, elle en est le substrat. Sans émotion, pas de hiérarchie de priorités, pas d’évaluation du risque, pas de décision. En supprimant l’émotion, on n’obtient pas la raison pure—on obtient la paralysie ou, pire, l’impulsivité inconsciente.
Le tournant des ressources humaines
Ensuite, la compétition mondialisée a changé l’équation économique. Lorsque la productivité reposait sur la conformité et la répétition (ouvriers à la chaîne, employés administratifs cloisonnés), on pouvait se contenter de réprimer les émotions. Mais dès lors que la création de valeur exige de l’innovation, de la collaboration créative, de l’adaptation rapide, le profil change radicalement. Les talents—ces collaborateurs dont la rareté a explosé—ne veulent plus se soumettre à un ordre totalitaire. Ils exigent du sens, de la reconnaissance, un environnement où ils peuvent être entiers.
Les directeurs des ressources humaines ont compris le message : ou bien on accepte de civiliser le rapport au travail, ou bien on perd les meilleurs. D’où l’émergence, progressive mais réelle, de formations à l’« intelligence émotionnelle », de politiques de « bien-être au travail », de programmes d’« écoute active » et d’« empathie managériale ». Sciences Po lance un diplôme court sur la question. Les cabinets de conseil surfent sur la vague. Les départements RH s’équipent. L’émotion change de statut : ce n’était plus un tabou, c’est devenu une compétence.
Mais de quelle humanité parlons-nous vraiment ?
Ici s’impose une pause critique, car le langage peut tromper. Lorsqu’un manager se voit inculquer l’« écoute active » et l’« gestion des émotions », une ambiguïté radicale demeure : s’agit-il de reconnaître vraiment l’autre, ou seulement de le canaliser plus efficacement ?
C’est la distinction que les sociologues du travail appellent le « travail émotionnel » : cette obligation imposée aux salariés d’afficher les émotions jugées appropriées, indépendamment de ce qu’ils ressentent vraiment. L’hôtesse de l’air doit sourire même si elle est épuisée. Le commercial doit enthousiasmer même s’il n’y croit pas. Et désormais, le collaborateur doit « partager ses émotions » et « s’exprimer en authentique » dans le cadre qui lui est imposé—travail au-delà des heures, objectifs irréalistes, précarité croissante.
L’intelligence émotionnelle, mal comprise et instrumentalisée, devient alors un nouvel outil de normalisation. Au lieu de transformer les conditions de travail toxiques, on forme le manager à « mieux gérer » les émotions générées par ces toxines. On reconnaît les sentiments des collaborateurs pour mieux les réintégrer à l’ordre productif. On écoute la frustration du salarié pour qu’il accepte l’inacceptable avec un peu plus de sérénité. L’émotion devient un terrain de gouvernance, non d’émancipation.
Où est le signal réel ?
Et pourtant, il y a quelque chose de juste dans ce retour de l’émotion au cœur du management. Car l’émotion est un signal. Quand un collaborateur manifeste de l’anxiété, ce n’est jamais une défaillance psychologique individuelle à corriger par la méditation ou le coaching. C’est toujours une information sur la qualité de l’environnement. Du stress ? C’est que quelque chose ne va pas dans l’organisation. De la frustration ? C’est qu’un décalage existe entre les attentes et la réalité. De la colère ? C’est qu’une injustice a été identifiée.
Les managers vraiment intelligents émotionnellement ne « gèrent » donc pas les émotions de leurs collaborateurs : ils les décodent comme des indicateurs de santé organisationnelle. La frustration d’une équipe n’est jamais un problème à résoudre par du team-building ou un séminaire de motivation. C’est un diagnostic qu’il faut avoir le courage de lire en face.
Le test de sincérité
Ici se dessine un critère de distinction simple mais radical : une organisation qui promeut l’intelligence émotionnelle sincère accepte-t-elle que les émotions questionnent son fonctionnement ? Accepte-t-elle que la colère d’un salarié le conduise à contester une directive ? Que la frustration d’une équipe entraîne une restructuration des processus ? Ou bien l’intelligence émotionnelle ne sert-elle que de pommade sur les plaies qu’elle refuse de panser ?
En France, où la tradition managériale demeure autoritaire et la culture du conflit refoulée, ce choix n’est pas anodin. Intégrer vraiment l’émotion au management supposerait d’admettre que les salariés ne sont pas des ressources à optimiser mais des acteurs politiques dont les voix comptent. Cela impliquerait un pouvoir partagé, une transparence accrue, une acceptation de la contestation comme partie normale du débat organisationnel. Bref, cela dépasserait largement le registre émotionnel pour toucher à l’équilibre des pouvoirs.
La conversion de façade
C’est pourquoi on observe aujourd’hui un phénomène fascinant : la conversion spectaculaire des grandes entreprises françaises à l’« intelligence émotionnelle » tandis que les conditions de travail se dégradent. On recrute des « happiness managers ». On offre des séances de méditation en entreprise. On forme les cadres à l’empathie. Et parallèlement, on augmente les cadences, on réduit les effectifs, on précarise les contrats, on impose le télétravail sans couvrir les frais, on repousse l’âge de départ à la retraite.
Le spectacle de la bienveillance managériale coexiste ainsi avec la réalité du durcissement des conditions. Et c’est précisément cette dissonance qui génère l’épuisement : pas seulement celui de travailler dur, mais celui de devoir sourire en souriant le couteau qu’on vous enfonce. Le travail émotionnel devient alors insoutenable : on vous demande d’être authentique dans un système de mensonge organisé.
L’émotion comme ligne de fracture
Le débat sur les émotions au travail n’est donc pas un débat sur le cœur ou l’âme de l’entreprise. C’est un débat politique sur la reconnaissance du sujet et l’acceptation d’une autonomie véritable. L’intelligence émotionnelle peut être une chance d’humanisation ou un instrument supplémentaire de domination bienveillante. Tout dépend de ceci : l’organisation a-t-elle vraiment accepté que les émotions de ses collaborateurs posent des questions légitimes sur son fonctionnement ? Ou se contente-t-elle de les accueillir, de les écouter, de les labelliser « authentiques », avant de les rincer à l’eau froide des impératifs de rentabilité ?