À la CNAV, une négociation engage un diagnostic rare : la souffrance psychique des managers n’est pas un accident, mais un symptôme organisationnel. Mais passer du constat à la transformation reste semé d’embûches.

Le signal que l’organisation avait ignoré

Un tiers des cadres français en souffrance psychique, comme l’Apec l’a documenté. Dans les hôpitaux, les universités, et maintenant, c’est dans nos administrations : la Caisse nationale d’assurance retraite reconnaît que ses managers sont en détresse. Épuisement, anxiété, surcharge cognitive chronique. Chez les plus jeunes cadres, le phénomène s’aggrave. Pendant des années, on a traité cela comme un problème individuel par manque de résilience personnelle, besoin de mieux équilibrer son travail et sa vie, avec pour réponses des courtes actions curatives qui n’en pas vraiment : psy en entreprise, applications de méditation, séminaires de gestion du stress.

La CNAV aujourd’hui s’est posé la question autrement : et si ce n’était pas un accident, mais un diagnostic ?

Le moment où l’organisation se pose les bonnes questions

C’est cela qui distingue la démarche engagée à la CNAV. Pas une réaction défensive, mais une interrogation structurelle. Le leadership de l’institution, sa direction générale et son DRH, a décidé de mettre sur la table non pas comment soigner la souffrance, mais pourquoi elle survient.

La formule est claire : « La santé mentale est un baromètre, pas un incident ». Cela veut dire quoi, concrètement ? Que si un tiers de vos cadres tient à peine, ce n’est pas un problème de sélection ou de coaching personnel. C’est que votre organisation n’a pas évolué au rythme de ses propres transformations.

Formuler la question correctement n’est que le premier pas. La transformer en action en est un autre, beaucoup plus complexe.

La stratégie de la CNAV, telle qu’elle est articulée, repose sur trois piliers.

 Premier pilier : la santé mentale comme levier de performance. L’idée n’est pas nouvelle, mais dans les administrations publiques, elle reste marginale. Dire que la stabilité psychique des cadres impacte directement la qualité de service, la capacité d’innovation, la fidélisation des talents : c’est un langage qui ne passe pas facilement. Pourtant, c’est l’enjeu. Une caisse de retraite où les managers s’usent silencieusement, c’est une institution où les processus ralentissent, où la qualité décisionnelle s’érode, où les projets de modernisation traînent. Cela finit par être visible aux assurés.

Deuxième pilier : traiter les causes, pas les symptômes. Cela signifie remettre en question l’organisation du travail elle-même et oser parler de surcharge ? La mesurer réellement. Pas celle qu’on affiche, celle qu’on vit. Ambiguïté de rôle ? La clarifier. Absence de dialogue entre hiérarchies ? La créer. C’est là que le bât blesse, potentiellement. Car ces transformations requièrent non seulement un discours, mais une refonte des processus, des systèmes de pilotage, des relations de pouvoir.

À la CNAV comme ailleurs, il y aura des résistances. Des managers qui verront dans cette approche une forme de « psychologisation » du management. Des cadres dirigeants qui trouveront que ce n’est pas prioritaire face aux enjeux de budget ou de digitalisation.

Troisième pilier : la santé mentale comme baromètre continu. Mesurer régulièrement le ressenti des cadres : charge perçue, clarté des priorités, confiance dans le leadership, sentiment de justice, perspective de carrière. Pas une enquête d’opinion, mais un vrai outil de pilotage.

Encore faut-il que les résultats soient effectivement pris au sérieux. Car l’écueil classique : on mesure, on communique les résultats, et puis, au final cela reste marginal : les vraies priorités restent le budget et la performance immédiate.

Le manager intermédiaire : au cœur de la vulnérabilité

 Ce que la CNAV commence à identifier, c’est que ses managers sont en position particulièrement fragile. Compressés d’en haut—objectifs de réduction de coûts, transformation numérique, pression pour des résultats immédiats. Sollicités d’en bas—des équipes qui demandent du support, de la clarté, du sens dans le travail.

C’est une position structurellement intenable. Et elle se vit en silence : les managers ne font pas grève, ne se plaignent pas publiquement. Ils tiennent. Jusqu’au moment où ils ne tiennent plus.

La CNAV envisage d’accompagner ces managers : formations, espaces de parole entre pairs, restauration de vraie autonomie décisionnelle. C’est logique. Mais là encore, il y a un hiatus entre l’intention et la réalité. Car donner de l’autonomie aux managers requiert d’en reprendre à d’autres niveaux. Cela crée des turbulences, des réarrangements de pouvoir. Pas simple dans une administration.

 Une administration face aux chocs : digitalisation, réduction budgétaire, attentes de sens

Ce qui rend le contexte de la CNAV instructif, c’est qu’elle n’est pas unique. Elle subit les mêmes pressions que toutes les grandes organisations publiques :

  • Transformation numérique accélérée : les métiers changent vite, les compétences doivent évoluer, les processus se réorganisent. C’est pour tous les secteurs une source de stress et d’incertitude.
  • Réductions budgétaires persistantes : on demande plus de résultats avec moins de ressources. La formule du secteur public depuis quinze ans. Cela crée une surcharge structurelle.
  • Montée des attentes de sens et de qualité de vie au travail : les salariés ne veulent plus juste un salaire et une stabilité. Ils veulent de l’autonomie, du sens, de la flexibilité, du respect.

C’est un changement de paradigme que les structures administratives ne maîtrisent pas toujours.

La CNAV considère majeur de tenir son ambition préventive sur la santé mentale des cadres avec en cible :

  • Un taux de rétention plus élevé chez les cadres hauts potentiels—moins de départs anticipés, une stabilité managériale accrue.
  • Une amélioration des indicateurs de confiance interne—baromètres trimestriels ou semestriels montrant une trajectoire positive.
  • Une fluidité accrue des processus décisionnels—moins de bureaucratie, plus de clarté, des délais de traitement améliorés.

Le postulat : un vrai progrès en santé mentale perçue, sans la disparition automatique du stress, mais une réduction significative de la chronicité.

Si la CNAV pose un diagnostic juste, plusieurs questions demeurent ouvertes :

  • Au-delà du discours, les arbitrages sont-ils réellement faits ? Si la direction dit qu’elle privilégie la santé mentale, mais que simultanément elle demande une réduction de coûts de 10%, comment cela se déploie-t-il réellement sur le terrain ? Les arbitrages sont délicats.
  • L’organisation change, mais les systèmes de pilotage, eux ? Car un vrai changement requiert que les critères d’évaluation, de promotion, de reconnaissance changent. C’est facile à dire, plus difficile à implémenter quand on a quarante ans d’inertie institutionnelle.
  • Qui porte réellement cette transformation ? Est-ce que tout le leadership de la CNAV y croit, ou seulement quelques « champions » ? Car si ce n’est que marginal, cela risque de rester un programme RH cosmétique.

Au-delà du cas de la CNAV : une question systémique

 Ce qui rend cette histoire pertinente, c’est qu’elle pointe un enjeu qui dépasse la CNAV. Les administrations publiques françaises sont globalement en difficulté. Elles attirent moins de talents, perdent les meilleurs cadres vers le privé, fonctionnent de plus en plus a minima. Et une part de cela tient à l’usure interne, au sentiment que les organisations n’évoluent pas, que la parole n’est pas écoutée, que le sens s’érode.

Quelques grandes organisations, une ou deux universités, certains CHU, la CNAV, commencent à explorer des réponses. Ce n’est pas beaucoup. Et cela ne va pas très vite.

C’est le début d’une reconnaissance que vous ne modernisez pas une administration juste en imposant des nouveaux outils ou en réduisant les coûts. Vous la modernisez aussi en restaurant la dignité du travail, la confiance entre hiérarchies, la possibilité de se projeter.

Il est trop tôt pour dire si la CNAV va réussir sa transformation. La négociation est engagée et le SNFOCOS s’inscrit dans la démarche et la soutient.

RDV dans deux ans pour le bilan pour savoir si le pari est réussi ou si ce discours nouveau masquera des structures inchangées.