Aujourd’hui, celui qui pilote ne brille plus ; il s’épuise. Entre injonctions contradictoires, perte de légitimité et surcharge émotionnelle, la fonction de manager vacille. Anatomie d’une crise qui bouleverse l’entreprise.
« On ne nous a jamais appris à être chef »
C’était il y a peu encore le Graal : devenir manager signifiait gravir l’échelle, toucher le vrai pouvoir, entrer dans la cour des grands. Aujourd’hui, les vocations se raréfient. Les jeunes générations fuient le poste de responsable d’équipe comme on évite une corvée. Pourquoi ? Parce que le rôle a basculé.
L’entreprise classique, héritée de la pyramide taylorienne, promouvait l’expert. Le meilleur commercial, le meilleur ingénieur, le meilleur juriste devenait automatiquement chef. Sans formation, sans accompagnement, sans vraie reconnaissance de la singularité du métier.
Résultat : ces « managers experts » continuent à produire comme des cadres techniques tout en gérant quatre à dix personnes, et s’épuisent sur deux fronts. Leur journée dépasse les douze heures, leur sommeil se raréfie, leur santé décline. Ils sont « héroïques » par la charge, pas par la volonté.
L’anti-manager, ou l’art de concilier l’inconciliable
La nouvelle génération de managers ne manque pas d’ambition. Elle manque de sens. Elle reçoit des ordres contraires : soyez bienveillant, mais atteignez des objectifs impitoyables ; protégez la santé de vos équipes, mais assumez les plans sociaux ; soyez transparent, mais ne divulguez pas ce que la direction vous confie. Le manager est devenu le « bras armé » de la stratégie, celui qui doit faire passer la pilule sans en avoir écrit la formule.
Cette tension crée un « ruissellement du malaise ». Quand les décisions sont floues ou perçues comme injustes, c’est le manager qui encaisse. Il est le premier bouclier, le premier porte-parole, le premier fusible. Et souvent, le premier à griller. Les études sur le sujet sont sans appel : la fonction est associée au stress, à la surcharge mentale, à la perte de sens. Les managers quittent le poste, rechignent à le prendre, ou s’y brûlent.
Le mythe de la « star » s’effondre
Dans l’ancien monde, le chef était au centre. Son bureau, son titre, son parking, son salaire : autant de signes que le pouvoir était concentré. Aujourd’hui, le pouvoir s’est dilué. Les équipes veulent de l’autonomie, de la reconnaissance collective, des managers « coachs » plutôt que des patrons. Le manager doit donc « faire le deuil de son expertise » pour ne plus être celui qui sait, mais celui qui fait savoir. Il doit passer du « je » au « nous », sans guide, sans modèle clair.
Or, l’entreprise ne lui a pas donné les moyens de cette transition. Elle n’a pas toujours redéfini ses indicateurs de performance, alloué du temps dédié au management, ou valorisé symboliquement ce rôle pivot. La star, c’est désormais l’équipe. Le manager est le metteur en scène invisible. Et personne ne l’applaudit.
Les trois fractures du management
- La fracture de la reconnaissance
Le statut reste flou. Le manager est certes un cadre, mais pas vraiment un dirigeant. Il n’a pas la légitimité de la haute direction, mais porte la responsabilité juridique et humaine de ses collaborateurs. La faible récompense financière ne compense pas le coût émotionnel.
- La fracture de la compétence
On nomme sans former. On demande d’être empathique, stratège, commercial, comptable, DRH et communicant, sans jamais avoir appris ces métiers. Les formations existent, mais elles sont souvent trop tard, trop courtes, trop théoriques.
- La fracture du temps
La journée du manager est un puzzle impossible. Entre réunions de pilotage, reporting, gestion opérationnelle et suivi individuel, il lui reste en moyenne moins de 20 % de son temps pour « managérial » pur. Le reste, c’est de l’urgence et de la production.
Redonner ses lettres de noblesse à la fonction
Si l’entreprise veut éviter la défection massive de ses managers, elle doit repenser certains leviers.
D’abord, clarifier la mission. Le management n’est pas une sur‑mission, mais un métier à part entière. Cela signifie du temps dédié, des objectifs propres, des indicateurs qui mesurent la capacité à faire grandir l’équipe, pas seulement à la faire performer.
Ensuite, former vraiment. Pas une journée de « soft skills », mais un parcours d’apprentissage du leadership, de la régulation émotionnelle, de la prise de décision collective. Et cela avant la nomination, pas après l’échec.
Enfin, reconnaître symboliquement. Le pouvoir ne se mesure plus au titre, mais à la capacité à créer de la valeur collective. Il faut redonner au manager une place visible, non pas comme star, mais comme artisan de la réussite de chacun et de tous.
Si le management n’est pas mort, l’entreprise doit choisir : soit elle transforme la fonction en un poste à risques qu’on fuira, soit elle en fait à nouveau un métier d’avenir. L’enjeu n’est pas seulement humain. Il est économique. Car une équipe sans chef solide, c’est une entreprise sans direction.