Un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales révèle l’ampleur du retard managérial français et propose une refonte ambitieuse. Entre verticalité excessive et reconnaissance défaillante, les entreprises hexagonales peinent face à leurs voisines européennes. Une réforme s’impose, mais la voie est étroite.
Le grand écart français
La France dispose du cadre réglementaire le plus complet d’Europe en matière de management, avec ses obligations de qualité de vie et conditions de travail, son droit d’expression directe des salariés et ses dispositifs de prévention des risques psychosociaux. Pourtant, les résultats restent médiocres. Ce paradoxe, minutieusement documenté par l’IGAS après quatre déplacements internationaux et soixante entretiens, révèle une vérité dérangeante : la multiplication des normes ne transforme pas les pratiques.
L’autonomie des travailleurs français accuse un retard de 6,5 points par rapport à la moyenne européenne. La reconnaissance du travail accompli, identifiée comme le déterminant majeur de la qualité managériale, demeure nettement inférieure à celle observée en Allemagne, en Suède, en Irlande ou en Italie. Plus troublant encore : la proportion d’organisations apprenantes — ces structures qui conjuguent autonomie élevée et participation importante — a reculé de 46% à 43% entre 2005 et 2015, tandis que le lean management progressait de 22% à 32%, parfois au prix d’une intensification masquée du travail.
La logique de l’honneur contre le collectif
Cette spécificité française ne relève pas du hasard. Elle s’ancre dans une logique culturelle identifiée par le sociologue Philippe d’Iribarne : la « logique de l’honneur », où le statut hiérarchique détermine l’autonomie accordée, où la fierté individuelle prime sur la délibération collective. Contrairement aux États-Unis régis par la « logique du contrat » ou aux Pays-Bas organisés autour du consensus, la France perpétue des rapports d’autorité rigides, des distances hiérarchiques marquées et une aversion pour le contrôle direct qui coexiste paradoxalement avec une verticalité excessive.
Cette empreinte culturelle produit des effets mesurables. La confiance s’érode à mesure que l’on s’éloigne du supérieur direct. La formation des managers reste trop académique, insuffisamment orientée vers la coopération et l’ingénierie du dialogue social. Le dialogue social, pourtant formalisé via les comités sociaux et économiques, n’impacte que marginalement les pratiques quotidiennes, contrairement à la codétermination allemande où les Betriebsräte disposent d’un réel pouvoir de co-décision.
Trois piliers pour reconstruire
Face à ce constat, la mission IGAS identifie un consensus international remarquable sur les critères d’un « bon management », convergence contre-intuitive qui transcende les frontières et les secteurs d’activité. Trois piliers se dégagent : la participation des travailleurs aux décisions, directe et indirecte ; la reconnaissance authentique du travail accompli, incluant le droit à l’erreur ; l’autonomie réelle, à condition qu’elle s’accompagne de soutien managérial et de mécanismes démocratiques.
Cette architecture commune n’est pas idéologique. Elle répond à des impératifs économiques partagés : pénuries de main-d’œuvre liées au vieillissement démographique, transformations post-Covid des attentes salariales, quête de sens au travail, nécessité d’adaptation aux transitions écologique et numérique. Les études empiriques établissent des corrélations robustes entre ces pratiques et la performance économique — productivité, parts de marché, innovation — ainsi qu’avec la santé au travail, l’engagement et la réduction de l’absentéisme.
Sept recommandations pour agir
L’IGAS ne se contente pas du diagnostic. Elle propose sept recommandations hiérarchisées, dont quatre jugées prioritaires. La première consiste à organiser dès 2024 un rendez-vous politique des acteurs du travail, prolongeant les Assises du travail d’avril 2023, pour poser le management comme enjeu collectif majeur. La deuxième préconise la création d’un programme national d’innovation managériale sur le modèle allemand « Future of Work », financé à 80% par le Fonds social européen et à 20% par les entreprises.
La réforme de la formation des managers constitue la troisième priorité : intégrer systématiquement dans les maquettes pédagogiques une vision innovante du management et la maîtrise de l’ingénierie du dialogue social, en s’appuyant sur le développement de l’apprentissage. Quatrième levier : étendre les missions de l’APEC au-delà du conseil aux cadres, pour en faire un acteur central de l’accompagnement aux pratiques managériales, en lien avec les branches professionnelles
Les trois autres recommandations concernent l’inscription systématique des pratiques managériales dans les politiques du travail et les négociations de branche, l’amélioration du management dans le secteur public via la publication de politiques managériales par service, et surtout la rénovation du cadre juridique. Ce dernier point cristallise l’ambition de la mission : modifier, non ajouter, des dispositions existantes.
Six options juridiques sur la table
La septième recommandation décline six options juridiques non cumulatives. L’inscription des pratiques managériales dans le dialogue obligatoire sur la qualité de vie et conditions de travail ; leur intégration dans les orientations stratégiques consultées auprès du CSE ; la transformation du droit d’expression directe en véritable droit au dialogue professionnel, renvoyant les modalités à la négociation d’entreprise. Plus audacieux : l’extension des pouvoirs du CSE en matière d’organisation du travail, se rapprochant du modèle Betriebsrat allemand, ou la réévaluation de la représentation des salariés dans les conseils d’administration et de surveillance.
Cette dernière piste ravive le débat sur la codétermination, esquissé lors de la négociation avortée du « Pacte de la vie au travail » en avril 2024. Christian Thuderoz, sociologue spécialiste du sujet, plaide pour une véritable co-décision remplaçant l’avis conforme trop limité : « La codétermination est le mode institutionnalisé d’une procédure décisionnelle par voie de compromis, à partir d’intérêts différents et de positions divergentes, tous deux mis en compatibilité ».
La fenêtre se refermera
Le contexte est favorable, insiste le rapport. Consensus rare sur le diagnostic, exemples fonctionnels chez les voisins européens, demandes convergentes du secteur privé et public, normes européennes contraignantes comme la directive CSRD applicable depuis janvier 2024 qui impose un reporting non financier incluant les pratiques managériales.
Cette fenêtre de politique publique ne restera pas ouverte indéfiniment. Les transformations culturelles exigent du temps — trois à cinq ans minimum — et une volonté politique continue, au-delà d’un cycle électoral.
Les écueils sont connus. Le lean management dévoyé, appliqué hors contexte dans le tertiaire, a déjà montré comment une approche théorique plaquée sans adaptation peut détruire le dialogue participatif et intensifier le travail. L’illusion réglementaire, qui consiste à ajouter des couches normatives sans efficacité, demeure une tentation permanente.
L’importation mécanique du modèle allemand de codétermination, sans prise en compte du contexte français, produirait probablement des résultats décevants.
Reste une question centrale : la France peut-elle sortir de son héritage culturel pour inventer un management participatif qui lui ressemble, sans renier ses spécificités ni ses acquis sociaux ? La réponse déterminera la capacité des entreprises hexagonales à affronter les transitions en cours et à attirer les talents dans un contexte de pénurie démographique. Le management n’est plus une affaire de DRH, c’est devenu un enjeu politique majeur dont dépendent la performance économique, la santé au travail et la cohésion sociale.