Article du Figaro du 8 février 2017 – Etienne Jacob

Le Figaro a rencontré allocataires et salariés de la branche «Famille» de la Sécurité sociale, confrontée quotidiennement aux files d’attentes interminables, aux incivilités et à la fracture numérique.

Il n’est pas onze heures ce matin que la file d’attente s’allonge déjà dans cette Caisse d’allocations familiales du XVIIIe arrondissement de Paris. Venus se renseigner sur leurs droits, remplir des formalités administratives, ou même réclamer leurs prestations, les allocataires patientent, et s’impatientent. Accueillis par des vigiles et des agents munis de plannings, ils sont redirigés à l’intérieur en cas de rendez-vous. S’ils n’en ont pas pris, ils sont sommés de rester dehors, en attendant qu’un ordinateur se libère pour faire leur demande.

Tensions

À l’extérieur ce lundi, Sarah* s’impatiente. Cette jeune femme en grande précarité perçoit le revenu de solidarité active (RSA) depuis un an. Aujourd’hui, elle est venue apporter des papiers afin de le renouveler pour trois mois. «C’est tout le temps la même histoire, ici. J’attends une, voire deux heures, rien que pour de simples entretiens ou déclarations. Du coup, mes papiers prennent du retard, c’est très embêtant», déplore-t-elle.

Un peu plus loin dans la file, Kévin*, ancien sans-abri, critique l’organisation de la CAF. «Il manque à chaque fois un papier! Je suis en galère depuis des mois, des années, et ils ne font rien. On se demande si ce n’est pas fait exprès de voir nos demandes rester muettes.»

Farid*, de son côté, nuance. Il salue «les efforts que font les salariés» pour l’accueillir, mais a plusieurs fois constaté «des débordements» de la part du public. «Les gens sont impatients. Pour eux, les employés représentent l’État. Ils ont le sentiment d’être face à des ennemis. Il arrive que le ton monte ici.»

À quelques kilomètres de là, dans une autre CAF du XIXe arrondissement de la capitale, le ton monte vraiment.

À l’intérieur, la file d’attente est interminable, et peu la respectent. Les vigiles à l’entrée haussent la voix, certains crient, comme dépassés par les événements. Les allocataires se ruent sur eux, papiers en main, bien décidés à accéder rapidement aux guichets. Car ici, l’accueil sur rendez-vous n’a pas encore été mis en place. Et comme la file n’avance pas, les insultes fusent.

Une situation classique, selon Bruno Gasparini, cadre fonction support dans une CAF à Marseille et secrétaire national du Syndicat national Force ouvrière des cadres des organismes sociaux (SNFOCOS).

«On est confronté à des clients désespérés, en grande difficulté, et les actes d’incivilité sont très fréquents: crachats sur une vitre, insultes. Il y a, certes rarement, des cas graves. Mais on a déjà vu un allocataire sortir un couteau et menacer un agent, un autre tenter de s’immoler. Récemment, un homme a jeté un écran d’ordinateur sur un employé», détaille-t-il.

Au total, 5016 incivilités ont été recensées par la CAF de janvier à septembre 2016, contre 4648 sur toute l’année 2015. Ces actes auraient pour conséquence «la montée de l’absentéisme chez les salariés», estime Bruno Gasparini. «Il s’agit d’absences courtes mais elles symbolisent la pénibilité de notre travail», précise-t-il.

Rencontré par Le Figaro, le directeur général de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), Daniel Lenoir, rappelle que le taux d’absentéisme national était de 5,1% en 2016 (contre 7,85% dans toute la fonction publique territoriale, selon une étude de l’Association des DRH des grandes collectivités locales).

Coupes budgétaires

Pour Bruno Gasparini, ces différents soucis sont dus aux «restrictions budgétaires» imposées par l’État. Mais aussi aux axes de développements de la CAF, définis par des conventions d’objectifs et de gestion (COG), signées entre l’État et la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF). «Le personnel a été réduit d’environ 15% en dix ans», assure-t-il. Le syndicaliste pointe également du doigt un phénomène de «mutualisation» des caisses qui générerait une attente plus longue. Aussi, face à ce manque de moyens, le personnel deviendrait moins efficace pour répondre aux demandes. Le directeur général de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) réfute cette accusation. Selon lui, le délai moyen de traitement était, fin décembre 2016, de 4,9 jours contre 8,8 jours en 2013.

Autre élément, l’informatique. Avec plus 2000 points d’accès numériques, la CAF et ses partenaires misent au maximum sur l’accès en ligne. Sur le site officiel, il est possible de faire tout type de demande d’allocation, du RSA à la prime d’activité. Dans chaque établissement, des bornes informatiques sont installées. «C’est une bonne chose, mais d’un côté, ça a éloigné les salariés du public. D’autant que de nombreuses personnes ne sont vraiment pas à l’aise avec l’outil informatique. Cela fait perdre énormément de temps et ça décourage certaines personnes qui renoncent à leurs droits», regrette Bruno Gasparini.

Mais la CAF l’assume, environ un tiers du public est débutant en informatique et 15 à 20% nécessitent un accompagnement poussé. Dans la totalité des établissements, des salariés sont présents pour aider et conseiller. «On les accompagne, on les informe mais on ne fait pas à leur place», explique Yakara, médiatrice sociale à Saint-Denis. Dans cette CAF d’Ile-de-France, une médiathèque a été créée afin de former les personnes dans le besoin. «Nous avons des contraintes budgétaires indiscutables et la dématérialisation nous permet de faire des économies considérables. Mais c’est aussi une demande de nos clients», résume Tahar Belmounès, directeur général. Pour autant, le SNFOCOS estime qu’une demande de RSA via un ordinateur prend aujourd’hui encore environ 45 minutes.

*Ces prénoms ont été changés