(Source : article de L’Humanité du 10 mai 2017)
Le sociologue Pascal Martin, auteur de l’ouvrage les Métamorphoses de l’assurance maladie – Conversion managériale et nouveau gouvernement des pauvres (éditions Presses universitaires de Rennes), a observé le fonctionnement de l’accueil des demandeurs de la couverture médicale universelle (CMU) dans plusieurs centres de Sécurité sociale, dans un contexte de réduction drastique des dépenses de santé.
Depuis la création de la couverture médicale universelle, les centres de Sécurité sociale doivent accueillir un public très précaire. Comment réagit le personnel ?
« Certains travaux avançaient l’idée que les bénéficiaires de la CMU avaient des difficultés à accéder à leur droit car les agents d’accueil, pris dans un sentiment de déclassement, étaient mal disposés à leur égard. Dans le doute, j’ai voulu vérifier. Si certains mettent des freins à l’accès aux droits, par racisme parfois, l’immense majorité veut continuer à assurer la mission de service public à laquelle il croit. Mais l’institution leur met des bâtons dans les roues. Des agents expérimentés disent ne plus reconnaître leur métier, son utilité sociale. »
Comment se manifestent ces contraintes ?
« La polyvalence a fait place à l’hyperspécialisation : récupération des documents, vérification au niveau de l’accueil. Les demandes sont étudiées ailleurs, par un autre pôle. « Il faut aller à l’essentiel », témoigne une ex-hôtesse d’accueil. Le découpage du temps structure l’organisation. Tous les usagers passent par le pré-accueil, où 80 % des entretiens ne doivent pas excéder trois minutes. L’œil policier du logiciel Sirius y veille. Le demandeur est orienté vers le niveau deux d’accueil si son problème ne peut pas être résolu dans ce laps de temps, mais en vingt minutes maximum ; sinon, il est convié à un rendez-vous. Ce qui retarde l’accès à la protection sociale de personnes souvent dans l’urgence. »
Vous pointez le rôle joué par la formation dans l’adhésion aux nouvelles normes, en particulier celle de la centaine d’emplois jeunes qui avaient été recrutés pour assurer l’accueil des demandeurs de la CMU…
« Un prestataire privé s’est vu confier leur formation. L’essentiel portait sur l’utilisation du logiciel Sirius, un outil pensé dans une logique commerciale peu adapté au service public. Mais les stagiaires étaient également soumis à une catégorisation des publics, héritage, certes modernisé, mais tout de même, de la philosophie de l’assistanat appliquée à la protection sociale depuis le Moyen Âge. Durant des siècles seuls les plus méritants choisis par les donateurs étaient « assistés ». Cette logique de tri avait été battue en brèche par le régime général de la Sécurité sociale en 1945 : obligatoire et universel, ouvert à tous sans conditions de ressources. Ce qui n’est pas le cas de la CMU, conditionnée à un plafond de ressources que les agents doivent contrôler. À travers des saynètes, les stagiaires devaient adopter des comportements « adaptés ». L’empathie face aux malades et aux personnes âgées, les « bons pauvres ». Tandis que l’autorité devait s’imposer face aux « mauvais pauvres », ceux suspectés de ne pas déclarer la totalité de leurs revenus, la caricature étant la figure du jeune de banlieue se présentant à l’accueil, un casque sur les oreilles, sa voiture, une grosse cylindrée, garée un peu plus loin. »
Vous notez que ces représentations ont parfois été totalement intégrées…
« Face à des conditions de travail très difficiles, certains agents témoignent de leurs difficultés à recevoir les personnes en détresse. L’incapacité à traiter les dossiers rapidement nourrit leur culpabilité. Contraints de prendre en charge plusieurs situations difficiles dans une même journée, ils savent que cela aura un impact sur leurs résultats, leurs salaires, leurs promotions, « leurs pas de compétences ». »
Dans votre enquête, les agents critiquent vivement le système d’évaluation…
« Ce qui est pris en compte n’est pas « j’ai reçu tant d’usagers précaires et j’ai réussi à débloquer la situation rapidement » mais « j’en ai reçu tant en moins de trois minutes ». La complexité n’existe pas. Tout incite à faire vite. Un agent m’a expliqué : « Tant que je suis dans les trois premières minutes de l’entretien, je pense au chronomètre. Je me dis que je ne dois pas oublier d’éteindre la machine. Je ne suis disponible pour l’écoute qu’une fois le logiciel éteint. » Il ne supportait plus le jargon des managers : « Nous travaillons au même endroit mais nous ne parlons pas le même langage », déplorait-il. Les agents d’accueil ont le sentiment de procéder à de « l’abattage », terme qu’ils utilisent. Ils sont pris entre le flux du public, auquel ils doivent répondre, et la pression de l’institution qui leur dit « si vous voulez être bien évalués, vous devez tenir les objectifs ». L’impossibilité est surmontée par le contournement du système et le déni de la réalité. Les cadres de l’accueil eux-mêmes invitent les agents à arrêter Sirius au bout de trois minutes pour continuer l’entretien en off. Les organismes choisissent des objectifs qui leur permettent d’obtenir de bons résultats (en prévision du classement réalisé au niveau national), sans lien avec les besoins réels des usagers. »
Comment se traduit concrètement le fait que la Sécurité sociale soit « traitée », dites-vous, comme une entreprise ?
« Une fois l’objectif national des dépenses d’assurance-maladie (Ondam) voté par le Parlement, le ministère des Affaires sociales et la Caisse nationale d’assurance-maladie s’accordent sur des conventions d’objectifs et de gestion. Ces « COG » sont déclinées dans chaque département sous la forme de contrats pluriannuels de gestion. Ils s’imposent aux caisses primaires puis aux centres de Sécurité sociale, là où travaillent les agents et où le public est reçu. Les directeurs généraux comme les agents sont soumis aux objectifs. Chacun a intérêt à ce que ses résultats soient conformes aux attentes du niveau supérieur puisque cela a un impact sur sa rémunération. La concurrence est générale, entre organismes, entre cadres, entre agents. Un grand nombre d’agents, conciliants ou réfractaires à la logique du new management public, finissent par quitter l’accueil ou tombent malade. Les cas de burn-out sont nombreux. La situation est désormais très dégradée. Dans le département où j’ai enquêté on est passé de trente à une quinzaine de centres. De nombreux centres et unités sont fermés. On répond au pic de fréquentation, c’est tout.»