Ces dernières semaines, les interrogations se multiplient, du côté des acteurs et observateurs du monde de la protection sociale, notamment complémentaire, concernant les intentions réelles du gouvernement en matière d’organisation générale du financement des dépenses de protection sociale : entend-il pérenniser le rôle de l’initiative privée ou, au contraire, étendre sensiblement le périmètre de la mutualisation socialisée ?

Alors que les débats portent surtout sur l’éventualité et la pertinence, ou non, de la montée en puissance d’une “Grande Sécu”, appelée par exemple à financer la quasi-totalité des dépenses de soins, les conditions du lancement d’une mission de l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) et de l’inspection générale des finances (IGF), consacrée à la gestion du régime général de la Sécurité sociale, invitent à émettre l’hypothèse d’une volonté des technocrates du social d’engager une nouvelle étape de l’étatisation de la protection sociale.

La “Grande Sécu” toujours au menu des débats

La “Grande Sécu” fait décidément parler d’elle chaque jour ou presque : après le lancement d’une mission du HCAAM sur l’articulation assurance maladie obligatoire et assurance maladie complémentaire, après l’annonce d’une probable généralisation du remboursement par la Sécurité sociale de séances de psychologues, après la tentative des pouvoirs publics de renforcer leur contrôle sur la politique tarifaire des organismes complémentaires d’assurance maladie (OCAM), on apprend, dans Les Echos, que la Sécurité sociale entend assumer, dès l’an prochain, un rôle plus important dans le remboursement des dépenses de médicaments et de dispositifs médicaux. Une enveloppe de 300 millions d’euros supplémentaires doit être prévue à cet effet dans le cadre du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2022. En ce mois de septembre, l’heure semble clairement être à l’élargissement du champ d’action de la Sécurité sociale, au détriment des OCAM.

Du côté des acteurs de la protection sociale privée, on commence d’ailleurs à s’en émouvoir de plus en plus explicitement. Ainsi, à la fin du mois d’août, Malakoff Humanis a publié une étude démontrant l’attachement des chefs d’entreprises et des assurés à l’existence d’un système de financement des soins articulant Sécurité sociale et OCAM. Au début du mois de septembre, cle MEDEF s’est inquiété de la tournure que pourrait prendre la mission du HCAAM. Hier, c’est Damien Vieillard-Baron, le président du courtier Gerep, et figure bien connue du monde du courtage, qui s’est érigé contre la volonté affichée par l’exécutif de remettre en cause le rôle des OCAM dans la prise en charge des dépenses de santé. On le voit : le monde de la protection sociale complémentaire est contraint de monter au créneau afin de défendre sa légitimité face à la perspective de la mise en place d’une “Grande Sécu”.

Une mission IGAS-IGF lancée en toute discrétion

C’est dans cette configuration quelque peu tendue et incertaine que le SNFOCOS, le syndicat FO des agents de cadres des organismes sociaux, bien implanté dans l’encadrement de la Sécurité sociale (IDCC 218 et 2793), vient de faire état du lancement, dans des conditions pour le moins curieuses, d’une mission de l’IGAS et de l’IGF, portant “sur des enjeux d’intérêt commun aux branches du RG dans la perspective du renouvellement en 2023 des COG [conventions d’objectifs et de gestion, ndlr] des caisses nationales du RG [régime général de la Sécurité sociale, ndlr]”. Cette mission a été lancée par une lettre – que nous reproduisons ci-dessous – signée par Olivier Véran, le ministre des Solidarités et de la Santé, Olivier Dussopt, le ministre délégué aux Comptes Publics et Laurent Pietraszewski, le secrétaire d’Etat chargé des Retraites et de la Santé au Travail.

Si ce n’est qu’hier que le SNFOCOS a fait état, en s’en émouvant vivement, du lancement de la mission IGAS-IGF sur la gestion des organismes de Sécurité sociale, encore faut-il préciser que la lettre de mission qui l’a engagé est datée du… 1er avril dernier ! Et que la mission était censée rendre son rapport “au plus tard à la fin du premier semestre 2021”. Expliquant ce long délai de réaction, le SNFOCOS dénonce le fait que les représentants des personnels de la Sécurité sociale – y compris donc, des personnels d’encadrement – n’ont pas du tout été informés de la démarche interministérielle. “Nous venons seulement, un peu par hasard, d’apprendre l’existence de cette mission” tonne le syndicat, qui exige qu’elle l’entende au plus vite. Un tel contexte de lancement de la mission laisse par ailleurs supposer que les administrateurs de la Sécurité sociale n’ont pas vraiment dû jouer un rôle central dans le processus.

En somme : la grande discrétion ayant entouré le lancement de la mission IGAS-IGF sur la gestion de la Sécurité sociale paraît témoigner du fait que, du point de vue des dirigeants de l’Etat, cet enjeu gestion ne concerne plus qu’eux.

Derrière la rationalisation gestionnaire, l’Etat

Dans le détail, deux éléments de la lettre de mission méritent notamment de retenir l’attention du monde de la protection sociale. D’une part, on relève que les technocrates du social entendent renforcer la rationalisation gestionnaire de la Sécurité sociale. La mission doit en effet “proposer des pistes d’amélioration de la performance des organismes de sécurité sociale sur des axes transversaux au régime général et qui pourraient être reprises dans la COG en cours de renégociation du régime agricole”. L’enjeu est ici de “crédibiliser la mobilisation d’économies de gestion supplémentaires”. L’un des outils de cette entreprise de rationalisation pourrait être le développement de “synergies entre les CPAM et les CAF”. Entre les lignes, on comprend ici que le gouvernement aimerait bien en finir avec les distinctions institutionnelles du régime général, au profit d’une structure plus unifiée, probablement centrée sur la grande branche maladie. L’Etat n’aurait guère de difficulté à prendre seul la direction de cet ensemble.

Cette hypothèse est accréditée par le traitement que les technocrates du social réservent aux employeurs de la Sécurité sociale. C’est en effet en des termes plutôt sévères qu’ils qualifient l’UCANSS, l’organisation représentant ces employeurs. Ils estiment qu’elle “peine souvent à prendre toute sa place dans le dispositif [d’amélioration de la gestion des caisses, ndlr] aux côtés des caisses nationales”. La tutelle étatique reconnaît que cette appréciation critique procède en partie du récent échec de la négociation sur les classifications. Elle en profite pour annoncer qu’elle entend s’immiscer dans les relations sociales des organismes de Sécurité sociale. En remettant en cause l’action du patronat gérant ses CCN, l’exécutif paraît faire part de sa volonté d’endosser, lui aussi, le rôle d’employeur de la Sécurité sociale – lui aussi signifiant sans doute, à terme, lui tout court.

Ainsi donc, derrière le débat actuel au sujet de la Grande Sécu, il y a lieu de penser que le gouvernement cherche à placer ses pions pour l’étatisation de l’essentiel de la protection sociale.

Mickaël Ciccotelli