(article du Monde 24 octobre 2017 – Sophie Caulier)

Depuis son entrée en vigueur, le 1er janvier, les entreprises doivent négocier le droit à la déconnexion dans le cadre des accords sur la qualité de  vie au travail (QVT), afin de préserver l’équilibre entre la vie privée et la vie professionnelle. Mais le sujet dépasse largement le strict cadre juridique. « C’est un sujet qui déchaîne les passions car il fait appel à notre vision du monde. Ses enjeux sont pluriels », affirme Laurence de Ré-vannière, directrice générale adjointe d’Entreprise & Personnel. Ils touchent en effet la santé et la prévention des risques, à la mise en conformité juridique de l’entreprise sur le respect de la durée du travail, mais aussi à la responsabilité sociétale des entreprises.

Omniprésents dans la sphère du travail, les outils numériques apportent à chacun l’ubiquité et l’immédiateté en même temps qu’ils abolissent la frontière entre le privé et le professionnel. L’email, les messageries instantanées, les smartphones favorisent et simplifient le télétravail, la mobilité, le collaboratif et les horaires flexibles. Mais tous les individus n’ont pas la même appétence ni les mêmes capacités à fonctionner dans ces nouveaux modes de travail.

«Le droit à la déconnexion est surtout fait pour protéger ceux qui ne savent pas faire face à la multiplication des outils de communication et aux sollicitations multiples, ceux qui n’arrivent plus à gérer l’équilibre entre le professionnel et le personnel, estime Vanessa Carenco, DRH d’Atos France. Nous devons repenser nos modes de management pour protéger ceux « qui ne savent pas faire », tout en offrant un environnement de travail souple aux jeunes générations pour leur laisser la possibilité de travailler aux horaires qui leur conviennent. Sans quoi, ces jeunes iront travailler dans des start-up ! »

Au sein des entreprises, il est davantage question de sensibilisation et de prévention que de coercition et de sanction. « Le droit à la déconnexion est un état d’esprit, une prise de conscience de la place que prennent les outils de communication. Il cible surtout les relations entre les personnes. A ce titre, les manageurs doivent être exemplaires et ne pas envoyer de mail à n’importe quel moment », remarque Philippe Trimborn, directeur de l’innovation sociale et de la transformation digitale d’Orange.

 Kits, guides et autres « pop-ups »

Les entreprises, surtout les plus grandes, n’ont pas attendu le droit à la déconnexion pour négocier sur l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée des salariés dans le cadres des accords sur la qualité de vie au travail, en fixant par exemple le choix des heures de réunion ou les bonnes pratiques en matière de communication. L’approche prioritaire étant toujours la sensibilisation. « Nous misons sur la formation et l’information, tant des manageurs que des collaborateurs », explique Sibylle Quéré-Becker, directrice du développement social d’Axa France, qui dès 2012, a adopté une charte, « mieux vivre ensemble », qui intègre désormais le droit à la déconnexion. « Nous leur avons envoyé un kit d’information, nous avons édité un guide du bon sens numérique, nous abordons le droit à la déconnexion dans les entretiens annuels. Nous les sensibilisons en continu sur ce sujet », ajoute-t-elle.

Les entreprises font plutôt appel à la responsabilité individuelle qu’à des solutions technologiques radicales comme le blocage des serveurs de messagerie à partir d’une certaine heure, qui n’est pas adapté à l’activité continue des sociétés de dimension internationale. « Nous préférons compter sur la responsabilité de tous, à commencer par les manageurs, qui sont concernés à la fois en tant que personnes et en tant que responsables d’équipe », affirme Florence Wiener, directrice de la stratégie sociale et de la qualité de vie au travail de La Poste.

La réponse apportée par l’établissement est la mise en place de nouveaux usages, comme l’envoi des messages en différé, un « pop-up » qui s’affiche sur l’écran pour prévenir le collaborateur qu’il s’apprête à envoyer un message en dehors des horaires prévus ; ou encore une phrase qui précise que le destinataire n’est pas obligé de lire le message ou d’y répondre en dehors des horaires.

« Le droit à la déconnexion est d’abord une question de pédagogie ; il relève de la formation des manageurs. Au fond, la vraie question est celle de la charge de travail » ; constate Jean-Emmanuel Ray, professeur de droit du travail. Mais si c’est « un droit pour le salarié, c’est un devoir pour l’entreprise », conclut-il.