Le débat français sur la dette publique souffre d’un biais de perception préoccupant. Alors que l’attention médiatique et politique se focalise sur les déficits de la sécurité sociale, présentés comme une menace existentielle pour les finances publiques, cette focalisation détourne l’analyse du véritable enjeu : la dette de l’État central, qui représente l’écrasante majorité de l’endettement public français. Plus encore, cette polarisation occulte le rôle fondamental de la protection sociale comme stabilisateur automatique de l’économie et moteur de croissance.

L’ampleur trompeuse du narratif sur la « dette sociale »

Les chiffres parlent d’eux-mêmes et révèlent la disproportion du traitement médiatique.

La dette publique française atteint désormais plus de 3 100 milliards d’euros, soit environ 110% du PIB. Dans cette masse colossale, la dette portée par la CADES (Caisse d’Amortissement de la Dette Sociale) ne représente qu’une fraction minoritaire, estimée à moins de 300 milliards d’euros. Autrement dit, plus de 90% de la dette publique française relève directement de l’État central et des collectivités territoriales, non de la sécurité sociale.

Pourtant, le discours public inverse cette réalité proportionnelle. Chaque rapport de la Commission des comptes de la sécurité sociale fait l’objet d’une couverture intensive, chaque déficit prévisionnel des régimes sociaux devient un « péril » pour les générations futures. Cette asymétrie révèle un phénomène de construction sociale du problème public : la dette sociale, visible et politiquement instrumentalisable, masque la dette d’État, moins spectaculaire mais infiniment plus massive.

La vulnérabilité structurelle du financement social

Cette focalisation disproportionnée occulte paradoxalement la principale vulnérabilité de la sécurité sociale : son mode de financement, non son niveau d’endettement.

Contrairement à l’État qui dispose de multiples leviers fiscaux (TVA, impôt sur le revenu, impôt sur les sociétés), la protection sociale française repose encore largement sur les cotisations assises sur les salaires et la CSG.

Cette dépendance aux revenus du travail rend le système particulièrement sensible aux chocs économiques. Lors de récessions, quand le chômage augmente et que la masse salariale se contracte, les recettes sociales s’effondrent mécaniquement. Simultanément, les dépenses explosent : indemnités chômage, minima sociaux, prestations de santé liées à la précarité. Ce ciseau crée structurellement des déficits conjoncturels que la focalisation sur la « dette sociale » transforme abusivement en problème d’insoutenabilité.

L’analyse comparative européenne confirme cette fragilité spécifiquement française. Les pays nordiques, qui ont diversifié le financement de leur protection sociale vers la fiscalité générale, présentent une résilience bien supérieure aux crises. Le débat français, en s’arc-boutant sur les déficits conjoncturels plutôt que sur cette réforme structurelle du financement, passe à côté de l’enjeu véritable.

La sécurité sociale, stabilisateur automatique méconnu

Plus gravement encore, cette obsession comptable ignore le rôle macroéconomique fondamental de la protection sociale. Les travaux empiriques récents confirment que les dépenses sociales agissent comme des stabilisateurs automatiques particulièrement efficaces. Contrairement aux dépenses d’investissement public, soumises aux aléas politiques et aux délais de mise en œuvre, les prestations sociales s’ajustent instantanément aux chocs économiques.

Une étude comparative sur 42 pays révèle que les multiplicateurs budgétaires des dépenses de protection sociale dépassent systématiquement ceux des dépenses publiques générales. En France, chaque euro investi dans la protection sociale génère près de 1,5 euro de PIB supplémentaire, effet qui s’amplifie dans les périodes de récession où la propension marginale à consommer des bénéficiaires atteint des niveaux élevés.

Cette efficacité macroéconomique s’explique par plusieurs mécanismes. D’abord, l’effet direct de soutien à la consommation : allocations familiales, indemnités chômage et pensions de retraite irriguent immédiatement l’économie réelle. Ensuite, l’effet indirect de confiance : l’existence d’un filet de sécurité sociale réduit l’épargne de précaution et libère la consommation des ménages. Enfin, l’effet de long terme sur le capital humain : santé publique, éducation et formation professionnelle financées par la sécurité sociale constituent des investissements productifs.

Une myopie politique aux conséquences économiques

Le focus obsessionnel sur la dette sociale produit ainsi un double effet pervers. D’une part, il détourne l’attention des véritables déséquilibres structurels de la dette publique française, concentrés sur l’État central. D’autre part, il délégitimise les mécanismes de stabilisation automatique les plus efficaces de l’arsenal macroéconomique français.

Cette myopie s’avère particulièrement contre-productive dans le contexte européen actuel. Alors que les règles budgétaires européennes évoluent vers une prise en compte des investissements verts et numériques, la France continue de traiter sa protection sociale comme un fardeau comptable plutôt que comme un investissement social productif.

Les comparaisons internationales renforcent ce constat. Les pays qui ont le mieux résisté aux chocs récents (pandémie, inflation, tensions géopolitiques) sont précisément ceux qui disposent de systèmes de protection sociale robustes et de mécanismes de financement diversifiés. À l’inverse, les pays qui ont privilégié l’austérité sociale ont connu des récessions plus profondes et des reprises plus lentes.

Vers une refondation du débat sur la dette publique

Il est temps de refonder intellectuellement le débat français sur la dette publique. Plutôt que de stigmatiser les déficits conjoncturels de la sécurité sociale, l’analyse doit se recentrer sur trois enjeux véritables.

Premièrement, la soutenabilité de la dette d’État, qui représente l’essentiel de l’endettement public français et dont les causes structurelles (faiblesse de la croissance potentielle, optimisation fiscale, dépenses publiques peu efficientes) méritent un examen approfondi.

Deuxièmement, la modernisation du financement de la protection sociale. L’élargissement de l’assiette au-delà des seuls revenus du travail, réduirait la vulnérabilité du système aux chocs économiques tout en préservant son caractère contributif.

Troisièmement, la reconnaissance du rôle macroéconomique de la sécurité sociale. Loin d’être un « poids mort » pour les finances publiques, elle constitue un investissement productif et un stabilisateur automatique irremplaçable. Sa préservation et son renforcement représentent des conditions nécessaires à la croissance de long terme.

Le débat public français gagnerait à s’affranchir de ses obsessions comptables pour embrasser une vision plus stratégique de la dette publique. La sécurité sociale n’est pas le problème : elle est une partie de la solution. Cessons d’en faire un bouc émissaire pour retrouver le chemin d’une analyse économique rigoureuse et d’une politique budgétaire efficace.