Quand critiquer devient une déloyauté, l’institution s’enferme dans ses propres erreurs

Il existe, dans les couloirs feutrés des organismes de sécurité sociale français, un non-dit managérial parfaitement rodé : la critique n’est jamais la bienvenue. Peu importe qu’elle porte sur un processus défaillant, une décision absurde ou une réorganisation destructrice. Celui qui parle, celui qui alerte, celui qui questionne ne fait pas preuve d’intelligence collective—il commet un acte de déloyauté. Et dans une institution où la loyauté hiérarchique prime sur l’efficacité opérationnelle, cette transgression se paie cash : mise au placard, marginalisation, harcèlement moral déguisé en « recadrage».

Ce tabou de la critique ne relève pas d’un dysfonctionnement ponctuel, d’un manager particulièrement toxique ou d’une direction locale autoritaire. Il structure l’ADN même du management dans les branches de la Sécurité sociale française, héritières d’une double culture : celle de l’administration publique verticale et celle du paritarisme fossilisé. Résultat : une organisation où l’erreur existe, mais où personne n’a le droit de la nommer.

Le syndrome de l’infaillibilité hiérarchique

Prenons un cas observé récemment dans un organisme local. Une équipe de techniciens signale une anomalie récurrente dans le traitement automatisé des dossiers. Le logiciel génère des erreurs de calcul sur certaines situations complexes atypiques. Plutôt que d’ouvrir une enquête, la direction locale réagit en sanctionnant les lanceurs d’alerte pour « défaut de loyauté », les accusant de « nuire à l’image de l’institution ». Six mois plus tard, le Défenseur des droits est saisi par des dizaines d’assurés lésés. Le scandale éclate. Trop tard. L’institution a préféré protéger son image plutôt que corriger son erreur.

Ce schéma se reproduit à tous les échelons. Car dans la culture managériale de la Sécurité sociale, l’erreur n’est pas une information—c’est une trahison. Admettre qu’on s’est trompé, c’est fragiliser la chaîne de commandement, c’est ouvrir la porte au désordre, c’est donner des armes aux syndicats. Alors on préfère étouffer, minimiser, déplacer le problème. On forme les cadres à « gérer les tensions », jamais à écouter les alertes. On leur enseigne la « communication de crise », jamais l’humilité institutionnelle.

Le droit à l’erreur, cet impensé du secteur public

Ailleurs dans la fonction publique, notamment à l’hôpital, le concept de « droit à l’erreur » commence timidement à émerger. Depuis 2018, la loi ESSOC (pour un État au service d’une société de confiance) reconnaît ce principe pour les usagers. Certains établissements, comme l’AP-HP, ont expérimenté des dispositifs de « retour d’expérience » inspirés du secteur aérien ou nucléaire : on analyse les incidents sans chercher de coupable, on documente les défaillances systémiques, on apprend collectivement.

À la Sécurité sociale ? Rien. Ou presque. Le droit à l’erreur reste un oxymore managérial. On peut se tromper, à condition de ne jamais l’avouer. On peut dysfonctionner, à condition que ça ne remonte pas. Et surtout, on ne peut jamais, au grand jamais, critiquer publiquement une décision venue d’en haut—même si cette décision mène l’organisation droit dans le mur.

Cette posture relève d’une logique à la fois bureaucratique et politicienne. Bureaucratique, parce que reconnaître l’erreur supposerait de remettre en cause des procédures validées par des strates de validations internes, ce qui reviendrait à admettre que tout le système de contrôle interne est défaillant. Politicienne, parce que les directions des caisses nationales sont nommées en conseil d’administration, où siègent syndicats patronaux et salariés : avouer publiquement une erreur, c’est offrir une arme à l’opposition interne.

Quand la loyauté devient omerta

Le glissement sémantique est significatif. Dans le langage managérial de la Sécurité sociale, la « loyauté » n’est pas la fidélité à une mission de service public—c’est l’obéissance inconditionnelle à la hiérarchie. Le cadre loyal, ce n’est pas celui qui défend l’intérêt des assurés ou la cohérence du système. C’est celui qui applique sans broncher, qui ne questionne jamais, qui « fait remonter » les problèmes par les canaux officiels (c’est-à-dire en s’assurant qu’ils seront enterrés), et surtout qui ne parle jamais aux syndicats, à la presse, aux élus.

Cette conception de la loyauté produit des effets toxiques massifs. D’abord, elle infantilise les agents. En leur interdisant toute capacité critique, elle les transforme en exécutants dociles, incapables d’initiative, prisonniers de procédures absurdes qu’ils appliquent mécaniquement même lorsqu’ils en perçoivent l’aberration. Ensuite, elle délégitimise les alertes légitimes. Lorsque tout désaccord est assimilé à une déloyauté, on perd la capacité à distinguer la critique constructive de la mauvaise foi. Enfin, elle favorise les comportements opportunistes : ceux qui réussissent ne sont pas les plus compétents, mais les plus obéissants.

Les ravages de la « réforme permanente »

Cette culture du silence devient particulièrement dévastatrice dans le contexte actuel de « transformation numérique » et de « rationalisation » imposées à marche forcée. Depuis quinze ans, les organismes de sécurité sociale enchaînent les réorganisations : suppressions de postes, fermetures d’accueils physiques, numérisation brutale des services, externalisation de missions, fusions de caisses. À chaque fois, le schéma est le même : une direction centrale impose sa vision, les cadres intermédiaires sont sommés de « faire adhérer » les équipes, et toute résistance est disqualifiée comme « refus du changement » ou « conservatisme syndical ».

Or ces réformes produisent des catastrophes en série. Des plateformes téléphoniques saturées où les assurés attendent des heures. Des algorithmes qui génèrent des indus massifs. Des services en ligne inaccessibles aux publics fragiles. Des agents en burn-out, incapables d’absorber la charge. Mais critiquer ces dysfonctionnements, c’est être « déloyal ». Alors on continue. On accélère même. Et le service public se désintègre sous les applaudissements des consultants en « transformation digitale »

La loi de financement de la Sécurité sociale pour 2025, adoptée dans la douleur en février dernier, illustre parfaitement cette fuite en avant. Alors que le déficit atteint 22 milliards d’euros, les « économies » programmées reposent essentiellement sur des baisses de prestations (indemnités journalières plafonnées, médicaments déremboursés) et des « gains de productivité » attendus des organismes—c’est-à-dire : faire plus avec encore moins de moyens. Aucune réflexion de fond sur l’organisation du travail, sur les processus défaillants, sur les investissements nécessaires. Juste une injonction : « soyez plus efficaces ». Sans jamais écouter ceux qui, sur le terrain, savent exactement pourquoi ça ne marche pas.

L’impossible « organisation apprenante »

Les spécialistes du management parlent d’« organisation apprenante » pour désigner ces structures capables d’intégrer les retours d’expérience, de capitaliser sur les erreurs, de faire remonter l’intelligence du terrain vers les centres de décision. Cette notion suppose trois conditions : une culture de la transparence, un droit à l’erreur assumé, et une circulation horizontale de l’information. Trois principes radicalement incompatibles avec le fonctionnement actuel de la Sécurité sociale française.

Car pour devenir apprenante, une organisation doit accepter d’être challengée de l’intérieur. Elle doit valoriser le lanceur d’alerte, pas le sanctionner. Elle doit créer des espaces d’expression où la parole ne coûte rien. Elle doit former ses managers non pas à « gérer les résistances », mais à écouter les désaccords et à en extraire de l’information stratégique. Bref, elle doit faire exactement l’inverse de ce que fait aujourd’hui la Sécurité sociale.

L’enjeu n’est pas secondaire. Dans un contexte de vieillissement démographique, de déficits structurels et de mutations technologiques, la Sécurité sociale française ne pourra pas se contenter de « tenir » en réprimant les critiques. Elle devra innover, s’adapter, se réinventer. Et pour cela, elle devra renoncer à son modèle managérial autoritaire pour construire une véritable intelligence collective. Ce qui suppose de reconnaître une vérité simple mais révolutionnaire : ceux qui font le travail en savent souvent plus long que ceux qui le dirigent.

Conclusion : La Critique Comme Acte de Loyauté Supérieure

Reste à renverser le paradigme. La vraie déloyauté, ce n’est pas de critiquer une décision absurde—c’est de la laisser détruire le service public sans rien dire. La vraie loyauté, ce n’est pas l’obéissance aveugle à la hiérarchie—c’est la défense de la mission : protéger les assurés, garantir leurs droits, assurer la pérennité du système. Un agent qui alerte sur un dysfonctionnement n’est pas un traître à l’institution : il en est le dernier gardien lucide.

Pour que cette révolution culturelle advienne, il faudrait que les directions de la Sécurité sociale acceptent de se décentrer, de reconnaître qu’elles ne détiennent pas toutes les réponses, et que l’erreur n’est pas un stigmate mais une donnée. Il faudrait former les managers à l’humilité plutôt qu’à l’autorité. Il faudrait sanctuariser le droit d’expression, créer des dispositifs de remontée d’information anonymisés, garantir la protection des lanceurs d’alerte. Il faudrait, en somme, passer d’une culture de la soumission à une culture de la responsabilité.

Le temps presse. Car à force de faire taire ceux qui savent, la Sécurité sociale française risque de s’enfoncer dans une crise dont elle ne sortira que par effondrement. Et lorsque viendra ce moment, les dirigeants qui auront passé des années à étouffer les critiques ne pourront pas dire qu’ils ne savaient pas. Ils savaient. Simplement, ils ont préféré ne pas entendre.

Sources : Critique et déloyauté : apprendre de nos erreurs au travail https://courriercadres.com/critique-et-deloyaute-apprendre-de-nos-erreurs-au-travail/