Derrière le terme de « partenaires sociaux », se cachent ceux qui négocient au nom des salariés ou des patrons la réforme de l’assurance- chômage ou de la formation professionnelle. Portraits croisés de ces militants qui, au–delà d’intérêts divergents, partagent de nombreuses valeurs.

 Tous les jeudis après-midi depuis le 11 janvier, Jean-Michel ­Pottier, vice-président de la CPME (Confédération des petites et moyennes entreprises), rejoint une grande salle de réunion au deuxième étage du siège du Medef, dans la très chic avenue Bosquet du 7e arrondissement de Paris. Autour de la table, cet ancien chef d’entreprise, à la retraite très active depuis deux ans, retrouve ses homologues du Medef et de l’U2P (1), mais aussi des cinq organisations syndicales représentatives, CFDT, CGT, FO, CFTC et CFE-CGC. Au menu : la réforme de l’assurance-chômage, en partant de la feuille de route du gouvernement.

« Franchement, ces séances plénières ne sont pas les moments que je préfère dans la vie, témoigne Jean-Michel Pottier. On est loin d’une réunion de copains. » Et pourtant, le doyen de ces rencontres – qui affiche douze ans de négociations au compteur – connaît bien « Véronique », « Alexandre », « Michel » et les autres, pour passer une grande partie de sa vie avec eux. Responsables des questions d’emploi dans leurs organisations respectives, les huit chefs de file négocient des accords interprofessionnels, mais siègent aussi en commun dans une multitude d’organismes (Pôle emploi, Unédic, organismes de pilotage de la formation professionnelle, etc.). Inconnus du grand public, ce sont les chevilles ouvrières du paritarisme.

« Lors de ces plénières, on cherche la voie de passage pour aboutir à un accord,explique Jean-Michel Pottier. Il n’y a pas d’éclats de voix, mais c’est nerveusement éprouvant. » De fait, le négociateur social est un contorsionniste qui fait le grand écart tout en gardant un ballon en équilibre sur le nez. Syndicaliste, il veut obtenir « plus » des patrons. Patron, il s’emploie à freiner les ardeurs des salariés. Négociateur, il cherche le compromis. Responsable syndical, il agit sous la surveillance constante des organes de direction internes et des militants de son organisation, surtout quand il brigue, à l’instar d’Alexandre Saubot, négociateur du Medef, la place de numéro 1.

« Quand je pars à la négociation avec un mandat de mon bureau confédéral qui contient cinq propositions et que j’en obtiens deux dans l’accord final, je peux m’estimer satisfait du travail accompli, explique ainsi devant un café Éric Courpotin (CFTC), lors d’un rare moment de pause. Une négociation s’apprécie dans sa globalité. Si on a perdu d’un côté, on a gagné d’un autre. Il faut faire un grand travail de pédagogie auprès de nos syndiqués, qui n’ont pas tous cette culture du compromis. » « On peut attendre longtemps les compliments !, ajoute en écho son homologue de la CPME. Quand on revient devant ses troupes, ce n’est jamais assez bien ! »

De quoi se sentir parfois un peu frustré, d’autant que les négociations sociales n’ont rien d’une promenade de santé. Les séances plénières au siège du Medef ne sont en effet que la partie émergée de l’iceberg. « L’essentiel se passe en off, lors des bilatérales », explique Michel Beaugas (FO) entre une conférence téléphonique sur l’Unédic et la rédaction d’un communiqué sur les chiffres du chômage.

Dans le jargon paritaire, ces « bilatérales » sont les échanges informels tous azimuts qui précèdent et suivent les séances plénières. Les trois organisations patronales passent ainsi beaucoup de temps entre elles à élaborer, autant que faire se peut, une position commune. Divisés, les syndicats n’affichent jamais, eux, de texte commun, ce qui n’empêche pas des échanges permanents. « On travaille beaucoup avec nos homologues de la CFTC et de la CFE-CGC, ainsi qu’avec FO », assure ainsi Véronique Descacq, secrétaire générale adjointe de la CFDT. « Je parle avec tout le monde, patron ou syndicaliste, du moment qu’il y a une relation de confiance, témoigne Michel Beaugas, à FO. C’est-à-dire, quand je sais que nos conversations informelles ne serviront pas à torpiller une de mes propositions en plénière. »

Le responsable du pôle social du Medef, Alexandre Saubot, prend le pouls de chaque syndicat. Des conversations croisées s’organisent, que ce soit au téléphone, autour d’un café, au conseil d’administration de Pôle emploi ou de l’Unédic. On se jauge, on se teste, on s’informe sur les lignes rouges des uns et des autres. « Il y a aussi les contacts avec les cabinets », ajoute Michel Beaugas, qui affectionne les écharpes mais garde toujours une cravate de secours dans son bureau, en cas de convocation expresse au ministère du travail, à Matignon ou à l’Élysée.

Aidé de services techniques et juridiques plus ou moins étoffés selon les organisations – Medef, CFDT et CGT font la course en tête en la matière –, le négociateur doit faire son miel de ces échanges multiples. « Avec l’expérience, on apprend quel est le moment propice pour pousser ses pions, introduire de nouvelles demandes ou conclure », décrit Jean-Michel Pottier. Question de flair, de sens politique et d’une petite dose de roublardise. « Négociateur, c’est un métier !, assure Michel Beaugas. Sauf qu’aucune école ne vous l’enseigne. »

On se forme sur le tas, fort des expériences antérieures de militantisme. « Avant d’être responsable nationale, j’ai négocié des accords dans mon entreprise puis au niveau de la branche », raconte ainsi Véronique Descacq, ancienne cadre de banque. Il n’empêche : la syndicaliste aujourd’hui aguerrie se souvient avoir un peu paniqué lors de sa toute première négociation interprofessionnelle sur la modernisation du paritarisme. Elle était alors numéro 2 de la délégation, menée par Marcel Grignard. « À la première plénière, Marcel a eu un empêchement et j’ai dû le remplacer au pied levé. J’ai appris mon mandat par cœur pour me rassurer ! »

Michel Beaugas fut lui aussi délégué syndical dans son entreprise de la grande distribution puis responsable d’une union départementale. « Le niveau interprofessionnel, c’est autre chose, relève-t-il. Quand on négocie, c’est pour 18 millions de salariés et 5 millions de chômeurs, c’est une tout autre échelle. »

Une charge à la fois impressionnante et passionnante. « C’est une chance de pouvoir rencontrer autant de gens intéressants, et surtout d’être en mesure de participer activement à l’intérêt général », reconnaît Éric Courpotin, ancien manager d’une caisse d’allocations familiales à Nantes. « C’est magnifique de participer à la création de droits nouveaux, ajoute Véronique Descacq. Quand nous avons généralisé la complémentaire santé à tous les salariés en 2013, nous étions partis d’une page blanche. »

Qu’ils soient représentants des patrons ou des salariés, tous les négociateurs sont à l’origine des militants, qui ont choisi à un moment de leur vie de s’engager dans l’action collective. « C’est bien parce que nous défendons des valeurs que les discussions sont parfois passionnelles », analyse Michel Beaugas.

Les derniers mois ont été vécus à un train d’enfer. Après la concertation sur les ordonnances travail menée cet été à marche forcée, les partenaires sociaux ont en effet enchaîné, à la demande du gouvernement, avec trois négociations parallèles sur l’assurance-chômage, la formation professionnelle et l’apprentissage qui vient de s’achever (lire les repères).« Cette fois, on a passé le mur du son !, atteste Jean-Michel Pottier, à la CPME. Trois ’’négo’’ interprofessionnelles sur le gaz en même temps, c’est du jamais vu. »

La fatigue se fait sentir, avec en prime une petite pointe de vague à l’âme. Le ministère du travail n’a pas fait mystère d’avoir des copies toutes prêtes, si le résultat des négociations ne le satisfaisait pas. Quant à Emmanuel Macron, il n’a jamais caché son manque d’enthousiasme pour le paritarisme. Or le paritarisme, c’est eux.

 (Article La Croix 8 février 2018 – Emmanuelle Réju)