L’absence de revalorisation des pensions complémentaires Agirc-Arrco au 1er novembre 2025 marque un tournant dans la gouvernance du principal régime paritaire français.
Ce gel inédit, décidé faute d’accord entre les organisations d’employeurs et les représentants des salariés, soulève de vives interrogations sur la capacité du dialogue social à préserver le pouvoir d’achat des retraités dans un contexte économique qui reste incertain.
Une décision sans précédent pour 14 millions de retraités
Traditionnellement, la valeur du point Agirc-Arrco – sur laquelle repose le calcul des retraites complémentaires des salariés du privé – est ajustée chaque année pour suivre l’inflation. L’accord national interprofessionnel signé en octobre 2023 fixe la règle : la revalorisation annuelle doit suivre l’évolution des prix hors tabac estimée par l’Insee, minorée de 0,4 point, avec une marge d’ajustement de plus ou moins 0,4 point. Pour 2025, cette fourchette allait donc de 0,2 % à 1 %.
Mais le conseil d’administration du régime, réuni le 17 octobre, n’a pas trouvé de consensus. Les partisans d’une hausse proche de l’inflation se sont heurtés à ceux qui prônaient la prudence budgétaire. À défaut d’accord, aucune revalorisation n’a été décidée : les pensions complémentaires resteront donc gelées jusqu’à fin 2026.
Des finances pourtant largement excédentaires
Cette décision étonne d’autant plus que les comptes de l’Agirc-Arrco sont dans le vert. En 2024, le régime affichait un excédent de 1,6 milliard d’euros et plus de 85 milliards d’euros de réserves, soit l’équivalent de près de neuf mois de prestations à verser. Ces marges de manœuvre permettaient théoriquement de soutenir une hausse modérée sans mettre en péril l’équilibre du système.
Les défenseurs du gel soulignent toutefois que le contexte économique reste fragile : croissance molle, incertitudes sur les dépenses de retraite de base, et perspectives démographiques défavorables. Pour eux, il s’agit d’un choix de prudence destiné à garantir la pérennité du régime à long terme.
Un pouvoir d’achat grignoté par l’inflation
Pour les 14 millions de retraités concernés, les conséquences seront concrètes. Une pension mensuelle de 1 400 euros, combinant 980 euros de retraite de base et 420 euros de complémentaire, aurait dû augmenter d’environ 11 euros si les deux régimes avaient été revalorisés selon les indices habituels. Or, le blocage du point Agirc-Arrco s’ajoute au gel prévu des pensions de base dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale 2026, qui prévoit une année blanche pour limiter la dépense publique.
Résultat : la perte annuelle de pouvoir d’achat pourrait atteindre plus de 130 euros pour un retraité modeste, et jusqu’à 200 euros pour les pensions moyennes. Dans un contexte d’inflation ralentie mais persistante (+1,2 % sur un an selon l’Insee en septembre 2025), cette stagnation pèse davantage sur les budgets des ménages âgés, souvent contraints par des dépenses incompressibles de santé et d’énergie.
Le modèle paritaire mis à l’épreuve
Le régime Agirc-Arrco constitue depuis 1947 un pilier du modèle social français : géré à parité par les représentants des employeurs et des salariés, il incarne la capacité des partenaires sociaux à administrer des ressources collectives sans intervention directe de l’État.
Mais l’épisode d’octobre 2025 révèle une érosion de ce paritarisme. Au lieu de dégager un compromis entre soutenabilité financière et justice sociale, les discussions ont abouti à un blocage complet. Ce dysfonctionnement fragilise la légitimité d’un système censé concilier responsabilité économique et équité intergénérationnelle. Certains observateurs y voient un précédent inquiétant : si le paritarisme échoue à garantir l’ajustement des pensions, son rôle dans la gestion plus large de la protection sociale pourrait être remis en cause.
Un signal politique dans un contexte tendu
Au niveau national, la décision s’inscrit dans une séquence budgétaire délicate. Le gouvernement prévoit de contenir la progression des dépenses sociales à 0,5 % par an, tout en maintenant un déficit de la Sécurité sociale proche de 15 milliards d’euros. Dans ce cadre, la mise en pause des revalorisations offre une marge de manœuvre budgétaire immédiate, mais au prix d’un mécontentement croissant des retraités.
La situation française tranche avec celle de plusieurs voisins européens. L’Allemagne, la Belgique et l’Espagne ont récemment adopté des mécanismes d’indexation automatique fondés sur l’inflation ou les salaires, afin d’éviter les gels prolongés. En France, le décisionnisme conjoncturel tend à remplacer les règles de revalorisation automatiques, créant une incertitude récurrente pour les bénéficiaires.
Vers une refondation du pilotage des retraites ?
Le blocage d’octobre 2025 pourrait relancer la réflexion sur la gouvernance des retraites complémentaires. Plusieurs économistes plaident pour un pilotage plus automatique et transparent, où les paramètres d’évolution des points seraient appliqués mécaniquement selon des critères économiques précis – inflation, croissance, ratio cotisants/retraités – sans devoir passer chaque année par l’arbitrage politique des conseils d’administration.
En parallèle, le maintien de réserves importantes interroge : faut-il les mobiliser pour lisser les effets de l’inflation et protéger le pouvoir d’achat des retraités, ou continuer à les accumuler pour financer le choc démographique attendu à partir de 2030 ? Le débat, longtemps technique, devient désormais profondément social.
Une fracture générationnelle silencieuse
Au fond, cette absence de revalorisation illustre une tension croissante entre générations. Les retraités actuels, longtemps perçus comme relativement protégés, voient pour la première fois depuis vingt ans leur pouvoir d’achat reculer durablement. Les actifs, de leur côté, subissent un allongement progressif de la durée de cotisation sans garantie d’un retour à l’équilibre financier.
L’épisode de 2025 ne signe pas seulement un arbitrage budgétaire : il marque une inflexion dans le pacte social français, où la promesse d’une retraite stable en valeur réelle s’effrite sous le poids des compromis impossibles entre prudence économique et justice intergénérationnelle.