Chaque année, l’équivalent de 1,7 milliard d’euros en médicaments est jeté, sans avoir été consommé. Dans un rapport percutant, la Cour des comptes dissèque ce gâchis monumental, qui n’est pas seulement un gouffre financier pour notre système de santé, mais aussi un symptôme alarmant de ses dysfonctionnements et un enjeu de santé publique majeur.
L’addition exorbitante d’une armoire à pharmacie qui déborde
Le constat est sans appel et les chiffres donnent le vertige. Selon la Cour des comptes, le gaspillage de médicaments prescrits mais non consommés représente chaque année une perte sèche estimée entre 561 millions et 1,7 milliard d’euros pour la collectivité. En 2023, l’organisme Cyclamed, chargé de la collecte, a récupéré pas moins de 8 503 tonnes de produits de santé non utilisés, soit l’équivalent de deux boîtes de médicaments jetées par chaque Français.
Ce volume colossal représente une part non négligeable des 36,05 milliards d’euros dépensés par l’Assurance Maladie pour les produits de santé en 2023. Alors que le gouvernement cherche à réaliser près de 5 milliards d’euros d’économies sur les dépenses de santé, la Cour estime que la réduction de ce seul gaspillage pourrait permettre d’économiser entre 224 et 867 millions d’euros.
Du médecin au patient : une chaîne de surconsommation aux causes multiples
Loin de pointer un coupable unique, le rapport met en lumière une responsabilité partagée et un système qui semble encourager le gaspillage à chaque étape :
Des prescriptions à la hausse : Les sages de la rue Cambon soulignent la dynamique des prescriptions hospitalières, dont le coût a explosé. Celles exécutées en ville ont bondi de 10,6% par an en moyenne depuis cinq ans, atteignant 11,7 milliards d’euros en 2023.
Des conditionnements inadaptés : Les industriels sont également mis en cause pour des boîtes surdimensionnées par rapport à la durée réelle des traitements, incitant de fait au stockage et, à terme, au gaspillage.
Des usages à revoir : Mauvaise observance des traitements, automédication hasardeuse, ou encore accumulation de médicaments « au cas où » dans les foyers contribuent à ce que des boîtes entières, à peine entamées, finissent périmées.
Le double enjeu : aberration économique et échec sanitaire
Ce gaspillage n’est pas qu’un problème comptable ; il est le reflet d’un double échec.
D’un côté, un non-sens économique où la collectivité finance à perte des produits qui ne bénéficieront à personne. De l’autre, un enjeu de santé publique majeur. Un médicament non consommé est souvent le signe d’un traitement non suivi, d’une rupture dans le parcours de soin qui peut avoir des conséquences graves pour le patient.
De plus, le rapport va au-delà du gaspillage pour questionner le « bon usage ». Il évoque le mésusage (prescriptions non conformes, sur-prescription) et l’usage inefficient, comme le recours à un produit onéreux quand une alternative moins chère et tout aussi efficace existe. Ces pratiques génèrent des coûts indirects, notamment liés à la iatrogénie (effets indésirables), qui pèsent lourdement sur le système hospitalier.
L’ordonnance de la Cour : les remèdes pour une santé plus sobre
Face à ce diagnostic sévère, la Cour des comptes propose une « ordonnance » choc pour rationaliser le système et mettre fin à cette hémorragie financière et sanitaire.
Les préconisations s’articulent autour de plusieurs axes forts :
- Mieux quantifier pour mieux prévenir : Il est jugé « indispensable » d’analyser précisément la nature des produits jetés pour identifier les causes du gaspillage et mettre en place des actions de prévention ciblées.
- Repenser la distribution : La Cour pousse pour des mesures « prometteuses » comme la redistribution de médicaments non utilisés (et non périmés), en particulier les traitements coûteux, et la réutilisation ou le recyclage de dispositifs médicaux (fauteuils roulants, béquilles).
- Responsabiliser les industriels : Une incitation forte est proposée pour que les laboratoires pharmaceutiques adaptent les conditionnements et optimisent les délais de péremption.
- Impliquer tous les acteurs : Les médecins sont invités à mieux suivre leurs prescriptions, les pharmaciens à accentuer la substitution par des génériques et les patients à évaluer plus justement leurs besoins pour éviter de stocker inutilement.
Le rapport de la Cour des comptes esquisse les contours d’un nouveau pacte de responsabilité pour que les produits de santé, financés par la solidarité nationale, retrouvent leur vocation première : soigner efficacement, sans gaspiller.